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2008: Les origines de la théologie occidentale et des racines de la culture européenne / S.S. Benoît XVI

Source Originelle : Liberte Politique.com

Merci beaucoup,
Steve St.Clair

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Les origines de la théologie occidentale et des racines de la culture européenne
Discours au Monde de la Culture
Par S.S. Benoît XVI
Paris, Collège des Bernardins
vendredi 12 septembre 2008

Monsieur le cardinal,
Madame le ministre de la Culture,
Monsieur le maire,
Monsieur le chancelier de l’Institut,
Chers amis,

Merci, M. le cardinal, pour vos aimables paroles. Nous nous trouvons dans un lieu historique, lieu édifié par les fils de saint Bernard de Clairvaux et que votre prédécesseur, le regretté cardinal Jean-Marie Lustiger, a voulu comme un centre de dialogue de la Sagesse chrétienne avec les courants culturels intellectuels et artistiques de votre société. Je salue particulièrement Madame le ministre de la Culture qui représente le gouvernement, ainsi que MM. Giscard d’Estaing et Chirac. J’adresse également mes salutations aux ministres présents, aux représentants de l’Unesco, à M. le maire de Paris et à toutes les autorités. Je ne veux pas oublier mes collègues de l’Institut de France qui savent ma considération et je désire remercier le prince de Broglie de ses paroles cordiales. Nous nous reverrons demain matin.

Je remercie les délégués de la communauté musulmane française d’avoir accepté de participer à cette rencontre ; je leur adresse mes vœux les meilleurs en ce temps du ramadan. Mes salutations chaleureuses vont maintenant tout naturellement vers l’ensemble du monde multiforme de la culture que vous représentez si dignement, chers invités.

Les racines de la culture européenne

J’aimerais vous parler ce soir des origines de la théologie occidentale et des racines de la culture européenne. J’ai mentionné en ouverture que le lieu où nous nous trouvons était emblématique. Il est lié à la culture monastique. De jeunes moines ont ici vécu pour s’initier profondément à leur vocation et pour bien vivre leur mission. Ce lieu évoque-t-il pour nous encore quelque chose ou n’y rencontrons-nous qu’un monde désormais révolu ? Pour pouvoir répondre, nous devons réfléchir un instant sur la nature même du monachisme occidental. De quoi s’agissait-il alors?

En considérant les fruits historiques du monachisme, nous pouvons dire qu’au cours de la grande fracture culturelle, provoquée par la migration des peuples et par la formation des nouveaux ordres étatiques, les monastères furent des espaces où survécurent les trésors de l’antique culture et où, en puisant à ces derniers, se forma petit à petit une culture nouvelle. Comment cela s’est-il passé ? Quelle était la motivation des personnes qui se réunissaient en ces lieux ? Quelles étaient leurs désirs ? Comment ont-elles vécu?

Avant toute chose, il faut reconnaître avec beaucoup de réalisme que leur volonté n’était pas de créer une culture nouvelle ni de conserver une culture du passé. Leur motivation était beaucoup plus simple. Leur objectif était de chercher Dieu, quærere Deum. Au milieu de la confusion de ces temps où rien ne semblait résister, les moines désiraient la chose la plus importante : s’appliquer à trouver ce qui a de la valeur et demeure toujours, trouver la Vie elle-même. Ils étaient à la recherche de Dieu. Des choses secondaires, ils voulaient passer aux réalités essentielles, à ce qui, seul, est vraiment important et sûr. On dit que leur être était tendu vers l’« eschatologie ». Mais cela ne doit pas être compris au sens chronologique du terme – comme s’ils vivaient les yeux tournés vers la fin du monde ou vers leur propre mort – mais au sens existentiel : derrière le provisoire, ils cherchaient le définitif. Quærere Deum : comme ils étaient chrétiens, il ne s’agissait pas d’une aventure dans un désert sans chemin, d’une recherche dans l’obscurité absolue. Dieu lui-même a placé des bornes milliaires, mieux, il a aplani la voie, et leur tâche consistait à la trouver et à la suivre. Cette voie était sa Parole qui, dans les livres des Saintes Écritures, était offerte aux hommes. La recherche de Dieu requiert donc, intrinsèquement, une culture de la parole, ou, comme le disait dom Jean Leclercq : eschatologie et grammaire sont dans le monachisme occidental indissociables l’une de l’autre (cf. L’Amour des lettres et le désir de Dieu, p.14).

La culture de la parole

Le désir de Dieu comprend l’amour des lettres, l’amour de la parole, son exploration dans toutes ses dimensions. Puisque dans la parole biblique Dieu est en chemin vers nous et nous vers Lui, ils devaient apprendre à pénétrer le secret de la langue, à la comprendre dans sa structure et dans ses usages. Ainsi, en raison même de la recherche de Dieu, les sciences profanes, qui nous indiquent les chemins vers la langue, devenaient importantes. La bibliothèque faisait, à ce titre, partie intégrante du monastère tout comme l’école. Ces deux lieux ouvraient concrètement un chemin vers la parole. Saint Benoît appelle le monastère une dominici servitii schola, une école du service du Seigneur. L’école et la bibliothèque assuraient la formation de la raison et l’eruditio, sur la base de laquelle l’homme apprend à percevoir, au milieu des paroles, la Parole.

Pour avoir une vision d’ensemble de cette culture de la parole liée à la recherche de Dieu, nous devons faire un pas supplémentaire. La Parole qui ouvre le chemin de la recherche de Dieu et qui est elle-même ce chemin est une Parole qui donne naissance à une communauté. Elle remue certes jusqu’au fond d’elle-même chaque personne en particulier (cf. Ac 2, 37). Grégoire le Grand décrit cela comme une douleur forte et inattendue qui secoue notre âme somnolente et nous réveille pour nous rendre attentifs à Dieu (cf. Leclercq, ibid., p. 35). Mais elle nous rend aussi attentifs les uns aux autres. La Parole ne conduit pas uniquement sur la voie d’une mystique individuelle, mais elle nous introduit dans la communauté de tous ceux qui cheminent dans la foi. C’est pourquoi il faut non seulement réfléchir sur la Parole, mais également la lire de façon juste. Tout comme à l’école rabbinique, chez les moines, la lecture accomplie par l’un d’eux est également un acte corporel. « Le plus souvent, quand legere et lectio sont employés sans spécification, ils désignent une activité qui, comme le chant et l’écriture, occupe tout le corps et tout l’esprit », dit à ce propos dom Leclercq (ibid., p. 21).

Le dialogue par les psaumes

Il y a encore un autre pas à faire. La Parole de Dieu elle-même nous introduit dans un dialogue avec Lui. Le Dieu qui parle dans la Bible nous enseigne comment nous pouvons Lui parler. En particulier, dans le Livre des Psaumes, il nous donne les mots avec lesquels nous pouvons nous adresser à Lui. Dans ce dialogue, nous Lui présentons notre vie, avec ses hauts et ses bas, et nous la transformons en un mouvement vers Lui. Les Psaumes contiennent en plusieurs endroits des instructions sur la façon dont ils doivent être chantés et accompagnés par des instruments musicaux. Pour prier sur la base de la Parole de Dieu, la seule labialisation ne suffit pas, la musique est nécessaire. Deux chants de la liturgie chrétienne dérivent de textes bibliques qui les placent sur les lèvres des Anges : le Gloria qui est chanté une première fois par les Anges à la naissance de Jésus, et le Sanctus qui, selon Isaïe 6, est l’acclamation des Séraphins qui se tiennent dans la proximité immédiate de Dieu. Sous ce jour, la Liturgie chrétienne est une invitation à chanter avec les anges et à donner à la parole sa plus haute fonction. À ce sujet, écoutons encore une fois Jean Leclercq : « Les moines devaient trouver des accents qui traduisent le consentement de l’homme racheté aux mystères qu’il célèbre : les quelques chapiteaux de Cluny qui nous aient été conservés montrent les symboles christologiques des divers tons du chant » (cf. ibid., p. 229).

Pour saint Benoît, la règle déterminante de la prière et du chant des moines est la parole du Psaume : Coram angelis psallam Tibi, Domine – en présence des anges, je veux te chanter, Seigneur (cf. 138, 1). Se trouve ici exprimée la conscience de chanter, dans la prière communautaire, en présence de toute la cour céleste, et donc d’être soumis à la mesure suprême : prier et chanter pour s’unir à la musique des esprits sublimes qui étaient considérés comme les auteurs de l’harmonie du cosmos, de la musique des sphères. Les moines, par leurs prières et leurs chants, doivent correspondre à la grandeur de la Parole qui leur est confiée, à son impératif de réelle beauté. De cette exigence capitale de parler avec Dieu et de Le chanter avec les mots qu’Il a Lui-même donnés est née la grande musique occidentale. Ce n’était pas là l’œuvre d’une « créativité » personnelle où l’individu, prenant comme critère essentiel la représentation de son propre moi, s’érige un monument à lui-même. Il s’agissait plutôt de reconnaître attentivement avec les « oreilles du cœur » les lois constitutives de l’harmonie musicale de la création, les formes essentielles de la musique émise par le Créateur dans le monde et en l’homme, et d’inventer une musique digne de Dieu qui soit, en même temps, authentiquement digne de l’homme et qui proclame hautement cette dignité.

Enfin, pour s’efforcer de saisir cette culture monastique occidentale de la parole, qui s’est développée à partir de la quête intérieure de Dieu, il faut au moins faire une brève allusion à la particularité du Livre ou des Livres par lesquels cette Parole est parvenue jusqu’aux moines.

L’interprétation du Logos

Vue sous un aspect purement historique ou littéraire, la Bible n’est pas un simple livre, mais un recueil de textes littéraires dont la rédaction s’étend sur plus d’un millénaire et dont les différents livres ne sont pas facilement repérables comme constituant un corpus unifié. Au contraire, des tensions visibles existent entre eux. C’est déjà le cas dans la Bible d’Israël, que nous, chrétiens, appelons l’Ancien Testament. Ça l’est plus encore quand nous, chrétiens, lions le Nouveau Testament et ses écrits à la Bible d’Israël en l’interprétant comme chemin vers le Christ. Avec raison, dans le Nouveau Testament, la Bible n’est pas de façon habituelle appelée « l’Écriture » mais « les Écritures » qui, cependant, seront ensuite considérées dans leur ensemble comme l’unique Parole de Dieu qui nous est adressée.

Ce pluriel souligne déjà clairement que la Parole de Dieu nous parvient seulement à travers la parole humaine, à travers des paroles humaines, c’est-à-dire que Dieu nous parle seulement dans l’humanité des hommes, et à travers leurs paroles et leur histoire. Cela signifie, ensuite, que l’aspect divin de la Parole et des paroles n’est pas immédiatement perceptible. Pour le dire de façon moderne : l’unité des livres bibliques et le caractère divin de leurs paroles ne sont pas saisissables d’un point de vue purement historique. L’élément historique se présente dans le multiple et l’humain. Ce qui explique la formulation d’un distique médiéval qui, à première vue, apparaît déconcertant : Littera gesta docet – quid credas allegoria… (cf. Augustin de Dacie, Rotulus pugillaris, I) – la lettre enseigne les faits; l’allégorie ce qu’il faut croire, c’est-à-dire l’interprétation christologique et pneumatique.

Nous pouvons exprimer tout cela d’une manière plus simple : l’Écriture a besoin de l’interprétation, et elle a besoin de la communauté où elle s’est formée et où elle est vécue. En elle seulement, elle a son unité et, en elle, se révèle le sens qui unifie le tout. Dit sous une autre forme : il existe des dimensions du sens de la Parole et des paroles qui se découvrent uniquement dans la communion vécue de cette Parole qui crée l’histoire. À travers la perception croissante de la pluralité de ses sens, la Parole n’est pas dévalorisée, mais elle apparaît, au contraire, dans toute sa grandeur et sa dignité. C’est pourquoi le Catéchisme de l’Église catholique peut affirmer avec raison que le christianisme n’est pas au sens classique seulement une religion du livre (cf. n. 108). Le christianisme perçoit dans les paroles la Parole, le Logos lui-même, qui déploie son mystère à travers cette multiplicité.

Cette structure particulière de la Bible est un défi toujours nouveau posé à chaque génération. Selon sa nature, elle exclut tout ce qu’on appelle aujourd’hui « fondamentalisme ». La Parole de Dieu, en effet, n’est jamais simplement présente dans la seule littéralité du texte. Pour l’atteindre, il faut un dépassement et un processus de compréhension qui se laisse guider par le mouvement intérieur de l’ensemble des textes et, à partir de là, doit devenir également un processus vital. Ce n’est que dans l’unité dynamique de leur ensemble que les nombreux livres ne forment qu’un Livre. La Parole de Dieu et Son action dans le monde se révèlent dans la parole et dans l’histoire humaines.

La tension entre le lien à la vérité et la liberté

Le caractère crucial de ce thème est éclairé par les écrits de saint Paul. Il a exprimé de manière radicale ce que signifient le dépassement de la lettre et sa compréhension holistique, dans la phrase : « La lettre tue, mais l’Esprit donne la vie » (2 Co 3, 6). Et encore : « Là où est l’Esprit…, là est la liberté » (2 Co 3, 17). Toutefois, la grandeur et l’ampleur de cette perception de la Parole biblique ne peuvent se comprendre que si l’on écoute saint Paul jusqu’au bout, en apprenant que cet Esprit libérateur a un nom et que, de ce fait, la liberté a une mesure intérieure : « Le Seigneur, c’est l’Esprit, et là où l’Esprit du Seigneur est présent, là est la liberté » (2 Co 3, 17). L’Esprit qui rend libre ne se laisse pas réduire à l’idée ou à la vision personnelle de celui qui interprète. L’Esprit est Christ, et le Christ est le Seigneur qui nous montre le chemin. Avec cette parole sur l’Esprit et sur la liberté, un vaste horizon s’ouvre, mais en même temps, une limite claire est mise à l’arbitraire et à la subjectivité, limite qui oblige fortement l’individu tout comme la communauté et noue un lien supérieur à celui de la lettre du texte : le lien de l’intelligence et de l’amour.

Cette tension entre le lien et la liberté, qui va bien au-delà du problème littéraire de l’interprétation de l’Écriture, a déterminé aussi la pensée et l’œuvre du monachisme et a profondément modelé la culture occidentale. Cette tension se présente à nouveau à notre génération comme un défi face aux deux pôles que sont, d’un côté, l’arbitraire subjectif, de l’autre, le fanatisme fondamentaliste. Si la culture européenne d’aujourd’hui comprenait désormais la liberté comme l’absence totale de liens, cela serait fatal et favoriserait inévitablement le fanatisme et l’arbitraire. L’absence de liens et l’arbitraire ne sont pas la liberté, mais sa destruction.

La culture du travail

En considérant « l’école du service du Seigneur » — comme Benoît appelait le monachisme —, nous avons jusque-là porté notre attention prioritairement sur son orientation vers la parole, vers l’ora. Et, de fait, c’est à partir de là que se détermine l’ensemble de la vie monastique. Mais notre réflexion resterait incomplète si nous ne fixions pas aussi notre regard, au moins brièvement, sur la deuxième composante du monachisme, désignée par le terme labora. Dans le monde grec, le travail physique était considéré comme l’œuvre des esclaves. Le sage, l’homme vraiment libre, se consacrait uniquement aux choses de l’esprit ; il abandonnait le travail physique, considéré comme une réalité inférieure, à ces hommes qui n’étaient pas supposés atteindre cette existence supérieure, celle de l’esprit. La tradition juive était très différente: tous les grands rabbins exerçaient parallèlement un métier artisanal. Paul, comme rabbi puis comme héraut de l’Évangile aux Gentils, était un fabricant de tentes et il gagnait sa vie par le travail de ses mains. Il n’était pas une exception, mais il se situait dans la tradition commune du rabbinisme.

Le monachisme chrétien a accueilli cette tradition: le travail manuel en est un élément constitutif. Dans sa Regula, Benoît ne parle pas au sens strict de l’école, même si l’enseignement et l’apprentissage – comme nous l’avons vu – étaient acquis dans les faits ; en revanche, il parle explicitement du travail (cf. chap. 48). Augustin avait fait de même en consacrant au travail des moines un livre particulier. Les chrétiens, s’inscrivant dans la tradition pratiquée depuis longtemps par le judaïsme, devaient, en outre, se sentir interpellés par la parole de Jésus dans l’Évangile de Jean, où il défendait son action le jour du shabbat : « Mon Père […] est toujours à l’œuvre, et moi aussi je suis à l’œuvre » (Jn 5, 17).

Le monde gréco-romain ne connaissait aucun Dieu créateur. La divinité suprême selon leur vision ne pouvait pas, pour ainsi dire, se salir les mains par la création de la matière. L’« ordonnancement » du monde était le fait du démiurge, une divinité subordonnée. Le Dieu de la Bible est bien différent : Lui, l’Un, le Dieu vivant et vrai, est également le Créateur. Dieu travaille, Il continue d’œuvrer dans et sur l’histoire des hommes. Et dans le Christ, Il entre comme Personne dans l’enfantement laborieux de l’histoire. « Mon Père est toujours à l’œuvre et moi aussi je suis à l’œuvre. » Dieu Lui-même est le Créateur du monde, et la création n’est pas encore achevée. Dieu travaille ! C’est ainsi que le travail des hommes devait apparaître comme une expression particulière de leur ressemblance avec Dieu qui rend l’homme participant à l’œuvre créatrice de Dieu dans le monde. Sans cette culture du travail qui, avec la culture de la parole, constitue le monachisme, le développement de l’Europe, son ethos et sa conception du monde sont impensables. L’originalité de cet ethos devrait cependant faire comprendre que le travail et la détermination de l’histoire par l’homme sont une collaboration avec le Créateur, qui ont en Lui leur mesure. Là où cette mesure vient à manquer et là où l’homme s’élève lui-même au rang de créateur déiforme, la transformation du monde peut facilement aboutir à sa destruction.

La parole doit devenir réponse

Nous sommes partis de l’observation que, dans l’effondrement de l’ordre ancien et des antiques certitudes, l’attitude de fond des moines était le quærere Deum – se mettre à la recherche de Dieu. C’est là, pourrions-nous dire, l’attitude vraiment philosophique : regarder au-delà des réalités pénultièmes et se mettre à la recherche des réalités ultimes qui sont vraies. Celui qui devenait moine s’engageait sur un chemin élevé et long, il était néanmoins déjà en possession de la direction : la Parole de la Bible dans laquelle il écoutait Dieu parler. Dès lors, il devait s’efforcer de Le comprendre pour pouvoir aller à Lui. Ainsi, le cheminement des moines, tout en restant impossible à évaluer dans sa progression, s’effectuait au cœur de la Parole reçue. La quête des moines comprend déjà en soi, dans une certaine mesure, sa résolution. Pour que cette recherche soit possible, il est nécessaire qu’il existe dans un premier temps un mouvement intérieur qui suscite non seulement la volonté de chercher, mais qui rende aussi crédible le fait que dans cette Parole se trouve un chemin de vie, un chemin de vie sur lequel Dieu va à la rencontre de l’homme pour lui permettre de venir à Sa rencontre. En d’autres termes, l’annonce de la Parole est nécessaire. Elle s’adresse à l’homme et forge en lui une conviction qui peut devenir vie. Afin que s’ouvre un chemin au cœur de la parole biblique en tant que Parole de Dieu, cette même Parole doit d’abord être annoncée ouvertement.

L’expression classique de la nécessité pour la foi chrétienne de se rendre communicable aux autres se résume dans une phrase de la Première Lettre de Pierre, que la théologie médiévale regardait comme le fondement biblique du travail des théologiens : « Vous devez toujours être prêts à vous expliquer devant tous ceux qui vous demandent de rendre compte (logos) de l’espérance qui est en vous » (3, 15). (Logos doit devenir apo-logie, la Parole doit devenir réponse). De fait, les chrétiens de l’Église naissante ne considéraient pas leur annonce missionnaire comme une propagande qui devait servir à augmenter l’importance de leur groupe, mais comme une nécessité intrinsèque qui dérivait de la nature de leur foi. Le Dieu en qui ils croyaient était le Dieu de tous, le Dieu Un et Vrai qui s’était fait connaître au cours de l’histoire d’Israël et, finalement, à travers son Fils, apportant ainsi la réponse qui concernait tous les hommes et que, au plus profond d’eux-mêmes, tous attendent. L’universalité de Dieu et l’universalité de la raison ouverte à Lui constituaient pour eux la motivation et, à la fois, le devoir de l’annonce. Pour eux, la foi ne dépendait pas des habitudes culturelles, qui sont diverses selon les peuples, mais relevait du domaine de la vérité qui concerne, de manière égale, tous les hommes.

À l’origine, la Raison créatrice qui se fait chair


Le schéma fondamental de l’annonce chrétienne ad extra – aux hommes qui, par leurs questionnements, sont en recherche – se dessine dans le discours de saint Paul à l’Aréopage. N’oublions pas qu’à cette époque, l’Aréopage n’était pas une sorte d’académie où les esprits les plus savants se rencontraient pour discuter sur les sujets les plus élevés, mais un tribunal qui était compétent en matière de religion et qui devait s’opposer à l’intrusion de religions étrangères. C’est précisément ce dont on accuse Paul : « On dirait un prêcheur de divinités étrangères » (Ac 17, 18). Ce à quoi Paul réplique : « J’ai trouvé chez vous un autel portant cette inscription : “Au dieu inconnu”. Or, ce que vous vénérez sans le connaître, je viens vous l’annoncer » (cf. 17, 23). Paul n’annonce pas des dieux inconnus. Il annonce Celui que les hommes ignorent et pourtant connaissent : l’Inconnu-Connu. C’est Celui qu’ils cherchent, et dont, au fond, ils ont connaissance et qui est cependant l’Inconnu et l’Inconnaissable. Au plus profond, la pensée et le sentiment humains savent de quelque manière que Dieu doit exister et qu’à l’origine de toutes choses, il doit y avoir non pas l’irrationalité, mais la Raison créatrice, non pas le hasard aveugle, mais la liberté.

Toutefois, bien que tous les hommes le sachent d’une certaine façon — comme Paul le souligne dans la Lettre aux Romains (1, 21) — cette connaissance demeure ambiguë : un Dieu seulement pensé et élaboré par l’esprit humain n’est pas le vrai Dieu. Si Lui ne se montre pas, quoi que nous fassions, nous ne parvenons pas pleinement jusqu’à Lui. La nouveauté de l’annonce chrétienne c’est la possibilité de dire maintenant à tous les peuples : Il s’est montré, Lui personnellement. Et à présent, le chemin qui mène à Lui est ouvert. La nouveauté de l’annonce chrétienne réside en un fait : Dieu s’est révélé. Ce n’est pas un fait nu mais un fait qui, lui-même, est Logos – présence de la Raison éternelle dans notre chair. Verbum caro factum est (Jn 1, 14): il en est vraiment ainsi en réalité, à présent, le Logos est là, le Logos est présent au milieu de nous. C’est un fait rationnel. Cependant, l’humilité de la raison sera toujours nécessaire pour pouvoir l’accueillir. Il faut l’humilité de l’homme pour répondre à l’humilité de Dieu.

Sous de nombreux aspects, la situation actuelle est différente de celle que Paul a rencontrée à Athènes, mais, tout en étant différente, elle est aussi, en de nombreux points, très analogue. Nos villes ne sont plus remplies d’autels et d’images représentant de multiples divinités. Pour beaucoup, Dieu est vraiment devenu le grand Inconnu. Malgré tout, comme jadis où derrière les nombreuses représentations des dieux était cachée et présente la question du Dieu inconnu, de même, aujourd’hui, l’actuelle absence de Dieu est aussi tacitement hantée par la question qui Le concerne. Quærere Deum – chercher Dieu et se laisser trouver par Lui : cela n’est pas moins nécessaire aujourd’hui que par le passé. Une culture purement positiviste, qui renverrait dans le domaine subjectif, comme non scientifique, la question concernant Dieu, serait la capitulation de la raison, le renoncement à ses possibilités les plus élevées et donc un échec de l’humanisme, dont les conséquences ne pourraient être que graves. Ce qui a fondé la culture de l’Europe, la recherche de Dieu et la disponibilité à L’écouter, demeure aujourd’hui encore le fondement de toute culture véritable.

Merci beaucoup.

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2008: Les racines chrétiennes de la France, et le vrai sens de la laïcité / S.S. Benoît XVI

Source Originelle: Liberte Politique.com

Merci beaucoup;
Steve St.Clair
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Les racines chrétiennes de la France, et le vrai sens de la laïcité
À L’ÉLYSEE, RENCONTRE AVEC LES AUTORITES DE L’ÉTAT
Par S.S. Benoît XVI
Paris, vendredi 12 septembre 2008

Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs,
Chers amis!

FOULANT LE SOL DE FRANCE pour la première fois depuis que la Providence m’a appelé sur le Siège de Pierre, je suis ému et honoré de l’accueil chaleureux que vous me réservez. Je vous suis particulièrement reconnaissant, Monsieur le Président, pour l’invitation cordiale que vous m’avez faite à visiter votre pays ainsi que pour les paroles de bienvenue que vous venez de m’adresser. Comment ne pas me souvenir de la visite que Votre Excellence m’a rendue au Vatican voici neuf mois ? À travers vous, je salue tous ceux et toutes celles qui habitent ce pays à l’histoire millénaire, au présent riche d’événements et à l’avenir prometteur. Qu’ils sachent que la France est très souvent au cœur de la prière du Pape, qui ne peut oublier tout ce qu’elle a apporté à l’Église au cours des vingt derniers siècles!

La raison première de mon voyage est la célébration du 150e anniversaire des apparitions de la Vierge Marie, à Lourdes. Je désire me joindre à la foule des innombrables pèlerins du monde entier, qui convergent au cours de cette année vers le sanctuaire marial, animés par la foi et par l’amour. C’est une foi, c’est un amour que je viens célébrer ici dans votre pays, au cours des quatre journées de grâce qu’il me sera donné d’y passer.

Les racines chrétiennes de la France

Mon pèlerinage à Lourdes devait comporter une étape à Paris. Votre capitale m’est familière et je la connais bien. J’y ai souvent séjourné et j’y ai lié, au fil des ans, en raison de mes études et de mes fonctions antérieures, de bonnes amitiés humaines et intellectuelles. J’y reviens avec joie, heureux de l’occasion qui m’est ainsi donnée de rendre hommage à l’imposant patrimoine de culture et de foi qui a façonné votre pays de manière éclatante durant des siècles et qui a offert au monde de grandes figures de serviteurs de la Nation et de l’Église dont l’enseignement et l’exemple ont franchi tout naturellement vos frontières géographiques et nationales pour marquer le devenir du monde. Lors de votre visite à Rome, Monsieur le Président, vous avez rappelé que les racines de la France — comme celles de l’Europe — sont chrétiennes. L’Histoire suffit à le montrer : dès ses origines, votre pays a reçu le message de l’Évangile. Si les documents font parfois défaut, il n’en reste pas moins que l’existence de communautés chrétiennes est attestée en Gaule à une date très ancienne : on ne peut rappeler sans émotion que la ville de Lyon avait déjà un évêque au milieu du IIe siècle et que saint Irénée, l’auteur de l’Adversus hæreses, y donna un témoignage éloquent de la vigueur de la pensée chrétienne. Or saint Irénée venait de Smyrne pour prêcher la foi au Christ ressuscité. Lyon avait un évêque dont la langue maternelle était le grec : y a-t-il plus beau signe de la nature et de la destination universelles du message chrétien? Implantée à haute époque dans votre pays, l’Église y a joué un rôle civilisateur auquel il me plaît de rendre hommage en ce lieu. Vous y avez-vous-même fait allusion dans votre discours au Palais du Latran en décembre dernier. Transmission de la culture antique par le biais des moines, professeurs ou copistes, formation des cœurs et des esprits à l’amour du pauvre, aide aux plus démunis par la fondation de nombreuses congrégations religieuses, la contribution des chrétiens à la mise en place des institutions de la Gaule, puis de la France, est trop connue pour que je m’y attarde longtemps. Les milliers de chapelles, d’églises, d’abbayes et de cathédrales qui ornent le cœur de vos villes ou la solitude de vos campagnes disent assez combien vos pères dans la foi ont voulu honorer Celui qui leur avait donné la vie et qui nous maintient dans l’existence.

Le vrai sens de la laïcité

De nombreuses personnes en France se sont arrêtées pour réfléchir sur les rapports de l’Église et de l’État. Sur le problème des relations entre la sphère politique et la sphère religieuse, le Christ avait déjà offert le principe d’une juste solution lorsqu’il répondit à une question qu’on Lui posait : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » (Mc 12,17). L’Église en France jouit actuellement d’un régime de liberté. La méfiance du passé s’est transformée peu à peu en un dialogue serein et positif, qui se consolide toujours plus. Un nouvel instrument de dialogue existe depuis 2002 et j’ai grande confiance en son travail, car la bonne volonté est réciproque. Nous savons que restent encore ouverts certains terrains de dialogue qu’il nous faudra parcourir et assainir peu à peu avec détermination et patience. Vous avez d’ailleurs utilisé, Monsieur le Président, la belle expression de « laïcité positive » pour qualifier cette compréhension plus ouverte. En ce moment historique où les cultures s’entrecroisent de plus en plus, je suis profondément convaincu qu’une nouvelle réflexion sur le vrai sens et sur l’importance de la laïcité est devenue nécessaire. Il est en effet fondamental, d’une part, d’insister sur la distinction entre le politique et le religieux, afin de garantir aussi bien la liberté religieuse des citoyens que la responsabilité de l’État envers eux, et d’autre part, de prendre une conscience plus claire de la fonction irremplaçable de la religion pour la formation des consciences, et de la contribution qu’elle peut apporter, avec d’autres instances, à la création d’un consensus éthique fondamental dans la société.

Trois soucis majeurs : les jeunes, les pauvres, l’environnement

Le pape, témoin d’un Dieu aimant et Sauveur, s’efforce d’être un semeur de charité et d’espérance. Toute société humaine a besoin d’espérance, et cette nécessité est encore plus forte dans le monde d’aujourd’hui qui offre peu d’aspirations spirituelles et peu de certitudes matérielles.

Les jeunes sont ma préoccupation majeure. Certains d’entre eux peinent à trouver une orientation qui leur convienne ou souffrent d’une perte de repères dans leur vie familiale. D’autres encore expérimentent les limites d’un communautarisme religieux. Parfois marginalisés et souvent abandonnés à eux-mêmes, ils sont fragiles et ils doivent affronter seuls une réalité qui les dépasse. Il est donc nécessaire de leur offrir un bon cadre éducatif et de les encourager à respecter et à aider les autres, afin qu’ils arrivent sereinement à l’âge responsable. L’Église peut apporter dans ce domaine sa contribution spécifique. La situation sociale occidentale, hélas marquée par une avancée sournoise de la distance entre les riches et les pauvres, me soucie aussi. Je suis certain qu’il est possible de trouver de justes solutions qui, dépassant l’aide immédiate nécessaire, iront au cœur des problèmes afin de protéger les faibles et de promouvoir leur dignité. À travers ses nombreuses institutions et par ses activités, l’Église, tout comme de nombreuses associations dans votre pays, tente souvent de parer à l’immédiat, mais c’est à l’État qu’il revient de légiférer pour éradiquer les injustices.

Dans un cadre beaucoup plus large, Monsieur le Président, l’état de notre planète me préoccupe aussi. Avec grande générosité, Dieu nous a confié le monde qu’Il a créé. Il faudra apprendre à le respecter et à le protéger davantage. Il me semble qu’est arrivé le moment de faire des propositions plus constructives pour garantir le bien des générations futures.

L’Europe et les droits inaliénables de la personne humaine

L’exercice de la Présidence de l’Union européenne est l’occasion pour votre pays de témoigner de l’attachement de la France aux droits de l’homme et à leur promotion pour le bien de l’individu et de la société. Lorsque l’Européen verra et expérimentera personnellement que les droits inaliénables de la personne humaine, depuis sa conception jusqu’à sa mort naturelle, ainsi que ceux relatifs à son éducation libre, à sa vie familiale, à son travail, sans oublier naturellement ses droits religieux, lorsque donc cet Européen saisira que ces droits, qui constituent un tout indissociable, sont promus et respectés, alors il comprendra pleinement la grandeur de la construction de l’Union et en deviendra un artisan actif.

La charge qui vous incombe, Monsieur le Président, n’est pas facile. Les temps sont incertains, et c’est une entreprise ardue de trouver la bonne voie parmi les méandres du quotidien social et économique, national et international. En particulier, devant le danger de l’émergence d’anciennes méfiances, de tensions et d’oppositions entre les nations, dont nous sommes aujourd’hui les témoins préoccupés, la France, historiquement sensible à la réconciliation des peuples, est appelée à aider l’Europe à construire la paix dans ses frontières et dans le monde entier.

À cet égard, il est important de promouvoir une unité qui ne peut pas et ne veut pas être une uniformité, mais qui est capable de garantir le respect des différences nationales et des diverses traditions culturelles qui constituent une richesse dans la symphonie européenne, en rappelant d’autre part que « l’identité nationale elle-même ne se réalise que dans l’ouverture aux autres peuples et à travers la solidarité envers eux » (exhortation apostolique Ecclesia in Europa, n. 112). J’exprime ma confiance que votre pays contribuera toujours plus à faire progresser ce siècle vers la sérénité, l’harmonie et la paix.

Monsieur le Président, chers amis, je désire une fois encore vous exprimer ma gratitude pour cette rencontre. Je vous assure de ma fervente prière pour votre belle nation afin que Dieu lui concède paix et prospérité, liberté et unité, égalité et fraternité. Je confie ces vœux à l’intercession maternelle de la Vierge Marie, patronne principale de la France. Que Dieu bénisse la France et tous les Français!

Source : Bureau de presse du Saint-Siège. Texte original : français; titre et intertitres de la rédaction.

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1982: Le Bouc émissaire / Rene Girard

Ce poste consiste d’extraits du livre Le Bouc émissaire par Rene Girard.

Trouver le livre en francais ici chez http://www.amazon.fr/, et en anglais (The Scapegoat) ici chez http://www.amazon.com/.

Je Vous Remercie;
Steve St.Clair
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Le Bouc émissaire
Rene Girard
Chapitre 11 (extraits) – Les Maîtres Mots de la Passion Évangélique

Les analyses précédentes nous obligent à conclure que la culture humaine est vouée à la dissimulation perpétuelle de ses propres origines dans la violence collective. Définir ainsi la culture permet de comprendre aussi bien les états successifs d’un ensemble culturel que le passage d’un état à l’état suivant, par l’intermédiaire d’une crise toujours analogue à celles dont nous relevons les traces dans les mythes, toujours analogues à celles dont nous relevons les traces dans l’histoire, aux époques où les persécutions se multiplient. C’est toujours pendant les périodes de crise et de violence diffuse qu’un savoir subversif menace de se répandre, mais il est toujours lui-même victime des recompositions victimaires ou quasi victimaires qui s’effectuent au paroxysme du désordre.

Ce modèle reste pertinent pour notre société, il est même plus pertinent que jamais et pourtant il ne suffit pas, la chose est claire, à rendre compte de ce que nous appelons l’histoire, notre histoire. Même s’il ne s’élargit pas demain à toute mythologie, notre déchiffrement des représentations persécutrices au sein de cette histoire représente déjà une défaite majeure pour l’occultation culturelle, une défaite qui pourrait très vite tourner à la déroute. Ou bien la culture n’est pas ce que j’ai dit, ou bien la force d’occultation qui la nourrit se double, dans notre univers, d’une seconde force qui contrecarre la première et qui tend à la révélation du mensonge immémorial.

Cette force de révélation existe et nous savons tous qu’elle existe, mais au lieu d’y voir ce que je dis, la plupart d’entre nous y voient la force d’occultation par excellence. C’est là le plus grand malentendu de notre culture, et il ne peut manquer de se dissiper si nous reconnaissons enfin dans les mythologies la plénitude de cette même illusion persécutrice dont nous déchiffrons déjà les effets diminués au sein de notre histoire.

C’est la Bible telle que les chrétiens la définissent, c’est l’union de l’Ancien et du Nouveau Testament qui constitue cette force de révélation. C’est elle, déjà, qui nous permet de déchiffrer ce que nous avons appris à déchiffrer en fait de représentations persécutrices, c’est elle en ce moment même qui nous enseigne à déchiffrer tout le reste, c’est-à-dire le religieux dans son ensemble. La victoire sera trop décisive cette fois pour ne pas entraîner la révélation de la force qui la suscite. Les Évangiles vont se révéler eux-mêmes comme puissance universelle de révélation. Depuis des siècles, tous les penseurs les plus influents nous répètent que les Évangiles ne sont qu’un mythe parmi les autres, et ils ont fini par convaincre la plupart des hommes.

Les Évangiles, c’est un fait, gravitent autour de la passion du Christ, c’est-à-dire du même drame que toutes les mythologies du monde. Il en est ainsi, j’ai essayé de le montrer, de tous les mythes. Il faut toujours ce drame pour engendrer de nouveaux mythes, c’est-à-dire pour le représenter dans la perspective des persécuteurs. Mais il faut aussi ce même drame pour le représenter dans la perspective d’une victime fermement décidée à rejeter les illusions persécutrices, il faut donc aussi ce même drame pour engendrer le seul texte qui puisse venir à bout de toute mythologie.

Pour accomplir cette oeuvre prodigieuse, en effet, et elle est en train de s’accomplir, sous nos yeux mêmes, elle est en bonne voie, pour détruire à jamais la crédibilité de la représentation mythologique, il faut opposer à sa force, d’autant plus réelle qu’elle tient depuis toujours l’humanité entière sous son emprise, la force plus grande encore d’une représentation véridique. Il faut bien que l’événement représenté soit le même sans quoi les Évangiles ne pourraient pas réfuter et discréditer point par point toutes les illusions caractéristiques des mythologies, qui sont également les illusions des acteurs de la passion.

Nous voyons bien que les Évangiles refusent la persécution. Mais nous ne soupçonnons pas que, ce faisant, ils en démontent les ressorts, et c’est la religion humaine dans son ensemble qu’ils défont, et les cultures qui en dérivent : nous n’avons pas reconnu, dans toutes les puissances symboliques qui vacillent autour de nous, le fruit de la représentation persécutrice. Mais si l’emprise de ces formes se desserre, si leur puissance d’illusion s’affaiblit, c’est justement parce que nous repérons de mieux en mieux les mécanismes de bouc émissaire qui les sous-tendent. Une fois repérés, ces mécanismes ne jouent plus ; nous croyons de moins en moins en la culpabilité des victimes qu’ils exigent, et privées de la nourriture qui les sustente, les institutions dérivées de ces mécanismes s’effondrent une à une autour de nous. Que nous le sachions ou non, ce sont les Évangiles qui sont responsables de cet effondrement. Essayons donc de le montrer.

En étudiant la passion, on est frappé du rôle qu’y jouent les citations de l’Ancien Testament, en particulier des Psaumes. Les premiers chrétiens prenaient ces références au sérieux et, tout au long du Moyen Age, l’interprétation dite allégorique ou figurale constitue le prolongement et l’amplification, plus ou moins heureux, de cette pratique néo-testamentaire. En règle générale, les modernes ne voient rien là d’intéressant et ils se trompent lourdement. Ils s’orientent alors vers une interprétation rhétorique et stratégique des citations. Les évangélistes innovent fortement sous le rapport théologique. On peut donc leur attribuer le désir de rendre leurs nouveautés respectables en les abritant le plus possible derrière le prestige de la Bible. Pour accepter plus aisément ce qu’il y a d’inouï dans l’exaltation sans mesure de Jésus, ils situeraient leur dire à l’ombre protectrice de textes qui font autorité.

Les Evangiles, il faut l’avouer, donnent un relief qui peut paraître excessif à des morceaux de psaumes, parfois à des lambeaux de phrases d’un intérêt intrinsèque si semble-t-il, et d’une telle platitude que leur présence ne se justifie pas, à nos yeux, par leur signification propre.

Que doit-on conclure par exemple quand on voit Jean (15, 25) rapporter solennellement à la condamnation de Jésus la phrase que voici : ils m’ont haï sans cause (Ps 35, 19) ? Et l’évangéliste insiste lourdement. Le rassemblement hostile de la passion s’est fait, nous dit-il, pour que soit vérifiée cette parole de l’Écriture. La maladresse de la formule stéréotypée renforce notre suspicion. Il y a un rapport indubitable, assurément, entre le psaume et la façon dont les Évangiles nous rapportent la mort de Jésus mais la phrase est si banale, son application si évidente, que nous ne voyons pas le besoin de les souligner.

Nous éprouvons une impression analogue quand Luc fait dire à Jésus : • Il faut que s’accomplisse en moi ce texte de l’Écriture : ” On l’a compté parmi les criminels [ou les transgresseurs] (Lc 22, 37 ; Mc 15, 28) “. » Cette fois la citation ne vient pas d’un psaume mais du chapitre 53 d’Isaïe. A quelle pensée profonde des références de ce type peuvent-elles correspondre ? On ne le voit pas et on se rabat sur les arrière-pensées médiocres dont grouille notre propre univers.

En réalité nos deux petites phrases sont très intéressantes en elles-mêmes et par rapport au récit de la passion mais pour le comprendre, il faut comprendre ce qui se joue et se perd dans la passion, l’empire de la représentation persécutrice sur l’humanité entière. C’est tout simplement le refus de la causalité magique, et le refus des accusations stéréotypées qui s’énonce dans ces phrases apparemment trop banales pour tirer à conséquence. C’est le refus de tout ce que les foules persécutrices acceptent les yeux fermés. C’est ainsi que les Thébains adoptent tous sans hésiter l’hypothèse d’un OEdipe responsable de la peste, parce qu’incestueux ; c’est ainsi que les Égyptiens font enfermer le malheureux Joseph, sur la foi des racontars d’une Vénus provinciale, tout entière à sa proie attachée. Les Égyptiens n’en font jamais d’autres. Nous restons très égyptiens sous le rapport mythologique, avec Freud en particulier qui demande à l’Égypte la vérité du judaïsme. Les théories à la mode restent toutes païennes dans leur attachement au parricide, à l’inceste, etc., dans leur aveuglement au caractère mensonger des accusations stéréotypées. Nous sommes très en retard sur les Évangiles et même sur la Genèse.

La foule de la passion, elle aussi, adopte les yeux fermés les vagues accusations proférées contre Jésus. A ses yeux, Jésus devient cette cause susceptible d’intervention corrective — la crucifixion — que tous les amateurs de pensée magique se mettent à chercher au moindre signe de désordre dans leur petit univers.

Nos deux citations soulignent la continuité entre la foule de la passion et les foules persécutrices déjà stigmatisées dans les Psaumes. Ni les Évangiles ni les Psaumes n’épousent les illusions cruelles de ces foules. Les deux citations coupent court à toute explication mythologique. Elles déracinent vraiment cet arbre car la culpabilité de la victime est le ressort principal du mécanisme victimaire et son absence apparente dans les mythes les plus évolués, ceux qui manipulent ou escamotent la scène de ce meurtre, n’a rien à voir avec ce qui se passe ici. Le déracinement évangélique est aux tours de passe-passe mythologiques dans le style de Baldr ou des Kourètes ce que l’extraction complète d’une tumeur est aux passes « magnétiques » d’un guérisseur de village.

Les persécuteurs croient toujours en l’excellence de leur cause mais en réalité ils haïssent sans cause.

L’absence de cause dans l’accusation (ad causant) est ce que les persécuteurs ne voient jamais. C’est donc à cette illusion qu’il faut d’abord s’en prendre pour tirer tous ces malheureux de leur prison invisible, de l’obscur souterrain où ils croupissent et qu’ils prennent pour le plus superbe des palais.

Pour cette oeuvre extraordinaire des Évangiles, la représentation persécutrice abrogée, cassée, révoquée, l’Ancien Testament constitue une source inépuisable de références légitimes. Ce n’est pas sans raison que le Nouveau Testament se tient pour tributaire de l’Ancien et s’appuie sur lui. L’un et l’autre participent à la même entreprise. C’est à l’Ancien qu’en revient l’initiative, mais c’est le Nouveau qui la conduit jusqu’à son terme et qui l’accomplit de façon décisive et définitive.

Dans les psaumes pénitentiels en particulier, nous voyons la parole se déplacer des persécuteurs vers les victimes, de ceux qui font l’histoire vers ceux qui la subissent. Les victimes non seulement élèvent la voix mais elles vocifèrent, dans le présent même de leur persécution ; leurs ennemis les entourent et s’apprêtent à les frapper. Parfois ceux-ci conservent encore l’apparence animale, monstrueuse, qu’ils avaient dans les mythologies, ce sont des meutes de chiens, des hordes de taureaux, « de fortes bêtes de Bashaan ». Et pourtant ces textes s’arrachent à la mythologie, comme l’a bien montré Raymund Schwager : « ils repoussent de plus en plus l’ambivalence sacrée pour restituer la victime à son humanité et révéler l’arbitraire de la violence qui la frappe».

La victime qui parle dans les Psaumes paraît bien peu « morale », certes, pas assez « évangélique » pour les bons apôtres de la modernité. La sensibilité de nos humanistes s’offusque. C’est la haine le plus souvent que renvoie le malheureux à ceux qui le haïssent. On déplore l’étalage de violence et de ressentiment « si caractéristique de l’Ancien Testament ». On y voit un indice particulièrement clair de la méchanceté fameuse du dieu d’Israël.

Depuis Nietzsche, surtout, on repère dans ces psaumes l’invention de tous les mauvais sentiments dont nous sommes infectés, l’humiliation et le ressentiment. A ces psaumes venimeux, on oppose volontiers la belle sérénité des mythologies, grecque et germanique en particulier. Forts de leur bon droit, en effet, persuadés que leur victime est vraiment coupable, les persécuteurs n’ont aucune raison d’être troublés.

La victime des Psaumes est gênante, c’est un fait, elle est même assez grinçante à côté d’un Œdipe qui a le bon goût, lui, de se rallier à la merveilleuse harmonie classique. Voyez donc avec quel art, avec quelle délicatesse, au moment voulu, il fait son autocritique. Il y met l’enthousiasme du psychanalysé sur son divan ou du vieux bolchevique à l’époque de Staline. Il sert de modèle, n’en doutez pas, au conformisme suprême de notre temps, qui ne fait qu’un avec l’avant-gardisme tonitruant. Nos intellectuels s’empressaient à tel point pour la servitude qu’ils stalinisaient déjà dans leurs cénacles avant même que le stalinisme ne fût inventé. Comment s’étonner de les voir attendre cinquante ans et plus pour s’interroger discrètement sur les plus grandes persécutions de l’histoire humaine. Pour nous entraîner au silence nous sommes à la meilleure école, celle de la mythologie. Entre la Bible et la mythologie, nous n’hésitons jamais. Nous sommes classiques d’abord, romantiques ensuite, primitifs quand il le faut, modernistes avec fureur, néo-primitifs quand nous nous dégoûtons du modernisme, gnostiques toujours, bibliques jamais.

La causalité magique ne fait qu’un avec la mythologie. On ne peut donc pas exagérer l’importance de sa négation. Et les Évangiles savent certainement ce qu’ils font, car toutes les occasions leur sont bonnes de répéter cette négation. Ils la mettent jusque dans la bouche de Pilate qui affirme : Je ne vois pas de cause après avoir interrogé Jésus. Pilate n’est pas encore influencé par la foule et c’est le juge en lui, c’est l’incarnation du droit romain, de la rationalité légale, qui s’incline de façon fugitive mais significative devant les faits.

Mais qu’y a-t-il d’extraordinaire, dit-on, dans cette réhabilitation biblique des victimes ? N’est-ce pas monnaie courante, ne remonte-t-elle pas à la plus haute antiquité ? Sans doute, mais ces réhabilitations sont toujours le fait d’un groupe se dressant contre un autre groupe. Autour de la victime réhabilitée, des fidèles toujours demeurent et la flamme de la résistance ne s’éteint jamais. La vérité ne se laisse pas submerger. C’est bien là ce qu’il y a de faux, ce qui fait que la représentation persécutrice, mythologique, n’est jamais vraiment compromise ou même menacée.

Regardez la mort de Socrate, par exemple. La « vraie » philosophie ne trempe pas dans l’affaire. Elle échappe à la contagion du bouc émissaire. Il y a toujours de la vérité dans le monde. Alors qu’il n’y en a plus au moment de la mort du Christ. Même les disciples les plus chers n’ont pas un mot, pas un geste pour s’opposer à la foule. Ils sont littéralement absorbés par elle. C’est l’évangile de Marc qui nous fait savoir que Pierre, le chef de file des apôtres, a renié publiquement son maître. Cette trahison n’a rien d’anecdotique, elle n’a rien à voir avec la psychologie de Pierre. Le fait que les disciples eux-mêmes ne puissent pas résister à l’effet de bouc émissaire révèle la toute-puissance sur l’homme de la représentation persécutrice. Pour bien comprendre ce qui se passe il faudrait presque compter le groupe des disciples au nombre de ces puissances qui se mettent toutes d’accord, malgré leur désaccord habituel, pour condamner le Christ. Ce sont toutes les puissances susceptibles de donner une signification à la mort d’un condamné. Il est facile de les dénombrer. Ce sont toujours les mêmes. On les retrouve toutes dans la chasse aux sorcières, ou dans les grandes régressions totalitaires du monde actuel. Il y a les chefs religieux d’abord, les chefs politiques ensuite et il y a surtout la foule. Tous ces gens-là participent à l’action, en ordre dispersé d’abord, avec toujours plus d’ensemble par la suite. Toutes ces puissances interviennent, observez-le, dans l’ordre de leur importance réelle, en commençant par le plus faible, en finissant par le plus fort. Le complot des chefs ecclésiastiques a de l’importance symbolique, mais peu d’importance réelle. Hérode joue un rôle moindre encore. C’est la crainte d’omettre même un seul des pouvoirs susceptibles de renforcer la sentence passée contre Jésus qui a dû pousser le seul Luc à l’inclure dans son récit de la passion.

Pilate est le vrai détenteur du pouvoir mais au-dessus de lui il y a la foule. Une fois mobilisée, elle l’emporte absolument, elle entraîne les institutions derrière elle, elle les contraint à se dissoudre en elle. C’est donc bien ici l’unanimité du meurtre collectif générateur de mythologie. Cette foule, c’est le groupe en fusion, la communauté qui littéralement se dissout et ne peut plus se ressouder qu’aux dépens de sa victime, son bouc émissaire. Tout est aussi propice que possible à l’engendrement de représentations persécutrices inébranlables. Et pourtant ce n’est pas cela que nous apporte l’Évangile. Les Évangiles attribuent à Pilate une volonté de résistance au verdict de la foule. Est-ce pour le rendre plus sympathique et les autorités juives antipathiques par contraste? Ils le prétendent, bien sûr, et ils sont foule ceux qui voudraient tout expliquer dans le Nouveau Testament par les soucis les plus ignobles. Ils sont vraiment la foule de nos jours, peut-être même la foule de toujours. Et ils ont tort comme toujours.

Pilate rejoint, en fin de compte, la meute des persécuteurs. Il ne s’agit pas non plus de faire la « psychologie » de Pilate, il s’agit de souligner la toute-puissance de la foule, de montrer l’autorité souveraine contrainte à s’incliner, malgré ses velléités de résistance.

Pilate, cependant, n’a pas d’intérêts véritables dans l’affaire. Jésus ne compte pour rien à ses yeux. C’est un personnage trop insignifiant pour qu’un esprit le moins du monde politique puisse courir le risque d’une émeute à la seule fin de le sauver. La décision de Pilate est trop facile, en somme, pour illustrer fortement la subordination du souverain à la foule, le rôle dominant de la foule en ce point d’effervescence extrême où se déclenche la mécanique du bouc émissaire.

C’est pour rendre la décision de Pilate moins facile, et plus révélatrice, je pense, que Jean introduit le personnage de l’épouse. Avertie par un rêve, plus ou moins gagnée à la cause de Jésus, cette femme intervient auprès de son époux dans le sens de la résistance à la foule. Jean veut montrer Pilate tiraillé entre deux influences, entre deux pôles d’attraction mimétique, d’un côté l’épouse qui voudrait sauver l’innocent et de l’autre, la foule même pas romaine, tout entière anonyme et impersonnelle. Nul ne saurait être plus proche de Pilate que son épouse, plus étroitement mêlé à sa propre existence. Personne ne saurait exercer plus d’influence sur lui, d’autant plus que cette femme fait savamment jouer la fibre de la crainte religieuse. Et pourtant c’est la foule qui l’emporte ; rien n’est plus important que cette victoire, rien n’est plus significatif pour la révélation du mécanisme victimaire. Nous venons plus loin que les Évangiles mettent en scène une victoire analogue de la foule dans une autre scène de meurtre collectif, la décollation de Jean-Baptiste.

On se tromperait lourdement si on pensait que cette foule ne se compose que de représentants des classes inférieures ; elle ne représente pas les « masses populaires » seulement, les élites en font partie, et il ne faut pas accuser les Évangiles de condescendance sociale. Pour bien comprendre en quoi consiste cette foule, il suffit, une fois de plus, de se tourner vers les citations de l’Ancien Testament ; c’est là qu’il faut chercher le commentaire le plus éclairé de l’intention évangélique.

Au chapitre 4 des Actes des Apôtres, livre de caractère presque évangélique, Pierre réunit ses compagnons pour méditer avec eux sur la crucifixion. Tous ensemble, ils récitent assez longuement le psaume qui décrit l’accueil uniformément hostile que les puissances de ce monde réservent au Messie :

Pourquoi donc ces grondements des nations ? et ces vaines entreprises de peuples ?
Les rois de la terre se sont rapprochés et les chefs se sont assemblés pour ne faire plus qu’un contre le Seigneur et contre son Oint.

Oui, ils se sont vraiment assemblés en cette ville, Hérode et Ponce Pilate, avec les nations et les peuples d’Israël, contre Jésus, ton saint serviteur, que tu avais oint. Ils ont ainsi réalisé tous les desseins que ta main et ta volonté avaient établis (Ac. 4, 25-28).

Ici encore, le lecteur moderne s’interroge sur l’intérêt de la citation. Il ne comprend pas et il soupçonne une arrière-pensée médiocre. Ne s’agirait-il pas tout simplement d’ennoblir la mort ignoble de Jésus, de fournir une orchestration grandiose au supplice plutôt insignifiant d’un petit prédicateur de Galilée ? A l’instant même, nous accusions les Évangiles de mépriser la foule persécutrice, voici maintenant que nous les soupçonnons de trop exalter cette même foule, pour rehausser le prestige de leur héros.

Que faut-il croire ? Il faut renoncer à ce genre de spéculation. Face aux Évangiles, le soupçon systématique ne donne jamais de résultats intéressants. Il faut plutôt en revenir à la question qui guide toute notre recherche. Qu’en est-il dans ce texte de la représentation persécutrice et de la violence unanime qui la fonde ? Tout cela est catégoriquement subverti au point même de sa plus grande force : l’unanimité des puissances capables de fonder cette représentation. Il y a non seulement subversion effective mais la volonté consciente de subvertir toute mythologie persécutrice et d’en informer le lecteur, il suffit de le reconnaître pour que la pertinence du psaume saute aux yeux.

C’est la liste de toutes ces puissances que nous apporte le psaume. L’essentiel c’est la conjonction de l’effervescence populaire d’un côté, les grondements des nations, et de l’autre les rois et les chefs, les autorités constituées. C’est cette conjonction qui est irrésistible partout ailleurs que dans la passion du Christ. Le fait que cette coalition formidable se produise à une échelle relativement réduite, et dans une province reculée de l’Empire romain, ne diminue nullement l’importance de la passion, laquelle ne fait qu’un avec l’échec de la représentation persécutrice, avec la force d’exemple de cet échec.

La coalition reste invincible sur le plan de la force brutale mais elle n’en est pas moins « vaine » comme dit le psaume parce qu’elle ne réussit pas à imposer sa façon de voir les choses. Elle n’a pas de peine à faire mourir Jésus mais elle ne prévaut pas sur le plan de la signification. La défaillance du Vendredi saint fait place, chez les disciples, à la fermeté de la Pentecôte et le souvenir de la mort de Jésus va se perpétuer avec une signification tout autre que celle voulue par les puissances, une signification qui ne parvient pas, certes, à s’imposer immédiatement dans toute sa nouveauté prodigieuse mais qui n’en pénètre pas moins peu à peu les peuples évangélisés, leur enseignant de mieux en mieux à repérer autour d’eux les représentations persécutrices et à les rejeter.

En faisant mourir Jésus, les puissances tombent même dans une espèce de piège, puisque c’est leur secret de toujours, éventé déjà dans l’Ancien Testament, dans les citations que je viens de commenter et dans bien d’autres passages encore qui s’inscrit en toutes lettres dans le récit de la passion. Le mécanisme du bouc émissaire entre dans la lumière la plus éclatante qui soit ; il fait l’objet de la publicité la plus intense, il devient la chose la plus connue du monde, le savoir le plus répandu, et c’est ce savoir-là que les hommes apprendront lentement, très lentement, car ils ne sont pas très intelligents, à glisser sous la représentation persécutrice.

Pour libérer enfin les hommes, c’est ce savoir-là qui sert de grille universelle à la démystification, d’abord des quasi-mythologies de notre histoire à nous et par la suite, très bientôt, il nous servira à démolir tous les mythes de la planète dont nous protégeons éperdument le mensonge, non pas pour y croire positivement mais pour nous abriter de la révélation biblique, prête à resurgir toute neuve des décombres de la mythologie avec laquelle nous l’avons longtemps confondue. Les vaines entreprises des peuples sont plus à l’ordre du jour que jamais mais c’est un jeu d’enfant pour le Messie que de les déjouer. Plus elles nous font illusion aujourd’hui plus elles nous paraîtront ridicules demain.

L’essentiel, donc, et le jamais perçu, ni par la théologie ni par les sciences de l’homme, c’est la mise en échec de la représentation persécutrice. Pour qu’elle ait le maximum de valeur, il faut qu’elle se produise dans les circonstances les plus difficiles, les plus défavorables à la vérité, les plus favorables à la production d’une nouvelle mythologie. C’est bien pourquoi le texte évangélique insiste sans se lasser sur le sans cause de la sentence passée contre le juste et simultanément sur l’unité sans faille des persécuteurs, c’est-à-dire de tous ceux qui croient ou font semblant de croire en l’existence et en l’excellence de la cause, l’ad causam, l’accusation, et qui cherchent à imposer universellement cette croyance.

Perdre son temps, comme font certains commentateurs modernes, à s’interroger sur la façon toujours inégale selon eux dont les Évangiles répartiraient le blâme entre les divers acteurs de la passion, c’est méconnaître au départ l’intention véritable du récit. Pas plus que le Père éternel ici, les Évangiles ne font acception des personnes parce que la seule donnée qui les intéresse vraiment c’est l’unanimité des persécuteurs. Toutes les manoeuvres qui visent à démontrer l’antisémitisme, l’élitisme, l’antiprogressisme ou je ne sais quel autre crime dont les Évangiles seraient coupables face à l’innocente humanité, leur victime, ne sont intéressantes que par leur transparence symbolique. Les auteurs de ces manoeuvres ne voient pas qu’ils sont eux-mêmes interprétés par le texte auquel ils croient toujours régler son compte de façon définitive. Parmi les vaines entreprises des peuples, il n’en est pas de plus dérisoire.

Il y a mille manières de ne pas voir ce dont parlent les Évangiles. Quand les psychanalystes et psychiatres se penchent sur la passion, ils découvrent volontiers dans le cercle unanime des persécuteurs un reflet de la « paranoïa caractéristique des premiers chrétiens », la trace d’un « complexe de persécution ». Ils sont sûrs de leur affaire car ils ont derrière eux les autorités les plus certaines, tous les Marx, tous les Nietzsche et tous les Freud pour une fois d’accord, d’accord sur ce point-là seulement qu’il convient d’accabler les Évangiles.

Jamais ce même type d’explication ne vient à l’esprit des mêmes psychanalystes face à un procès de sorcellerie. Ce n’est plus sur les victimes cette fois qu’ils se font la main et qu’ils aiguisent leurs armes, c’est sur les persécuteurs. Félicitons-les de ce changement de cible. Il suffit d’entrevoir la persécution comme réelle pour saisir l’odieux et le ridicule des thèses psycho-psychanalytiques appliquées à des victimes réelles, à des violences collectives réelles. Les complexes de persécution existent, certes, et ils existent même fortement dans les antichambres de nos médecins, mais les persécutions existent également. L’unanimité des persécuteurs peut n’être qu’un fantasme paranoïaque, surtout chez les privilégiés de l’Occident contemporain, mais c’est aussi un phénomène qui se produit réellement de temps à autre. Nos surdoués du fantasme n’hésitent jamais le moins du monde, observez-le, dans l’application de leurs principes. Ils savent toujours a priori qu’en dehors de notre histoire, il n’y a que du fantasme : aucune victime n’est réelle.

Ce sont les mêmes stéréotypes persécuteurs partout mais personne ne s’en aperçoit. Une fois de plus c’est l’enveloppe extérieure, historique ici, religieuse là-bas, qui détermine le choix de l’interprétation, ce n’est pas la nature du texte considéré. Nous retrouvons la ligne invisible qui traverse notre culture ; en deçà nous admettons la possibilité de violences réelles, au-delà nous ne l’admettons plus et nous remplissons le vide ainsi créé par toutes les abstractions du pseudo-nietzschéisme à la sauce linguistique déréalisante. Nous le voyons de mieux en mieux : à la suite de l’idéalisme allemand, tous les avatars de la théorie contemporaine ne sont jamais que des espèces de chicanes destinées à empêcher la démystification des mythologies, de nouvelles machines à retarder le progrès de la révélation biblique.

Si les Évangiles révèlent, comme je le soutiens, le mécanisme du bouc émissaire, sans le désigner, certes, du même terme que nous, mais en n’omettant rien de ce qu’il faut savoir de lui pour se protéger de ses effets insidieux, pour le repérer partout où il se cache et surtout en nous-mêmes, nous devrions y retrouver tout ce que nous avons dégagé de ce mécanisme dans les pages précédentes, et en particulier sa nature inconsciente.

Sans cette inconscience, qui ne fait qu’un avec leur croyance sincère en la culpabilité de leur victime, les persécuteurs ne se laisseraient pas enfermer dans la représentation persécutrice. Il y a là une prison dont ils ne voient pas les murs, une servitude d’autant plus totale qu’elle se prend pour liberté, un aveuglement qui se croit perspicacité.

La notion d’inconscient appartient-elle aux Évangiles ? Le mot n’y figure pas mais l’intelligence moderne reconnaîtrait tout de suite la chose si elle n’était pas paralysée et ligotée devant ce texte par les ficelles lilliputiennes de la piété et de l’antipiété traditionnelles. La phrase qui définit l’inconscient persécuteur figure au coeur même du récit de la passion, dans l’évangile de Luc, et c’est le célèbre :

Mon Père, pardonne-leur parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font (Lc 23, 34).

Les chrétiens insistent ici sur la bonté de Jésus. Et ce serait très bien si leur insistance n’éclipsait pas le contenu propre de la phrase. C’est à peine, le plus souvent, si on relève celui-ci. Visiblement, on le juge sans importance. On commente cette phrase, en somme, comme si le désir de pardonner à des bourreaux impardonnables poussait Jésus à leur inventer une excuse plutôt. oiseuse, pas tout à fait conforme à la réalité de la passion.

Les commentateurs qui ne croient pas vraiment en ce que dit cette phrase ne peuvent éprouver pour elle qu’une admiration un peu feinte et leur molle dévotion communique au texte le goût de sa propre hypocrisie. C’est bien là ce qu’il arrive de plus terrible aux Évangiles, ce je ne sais quoi de doucereusement hypocrite dont les enveloppe notre énorme tartuferie ! En réalité les Évangiles ne cherchent jamais d’excuses boiteuses ; ils ne parlent jamais pour ne rien dire ; le verbiage sentimental n’est pas leur fait.

Pour rendre à cette phrase sa véritable saveur, il faut reconnaître son rôle quasi-technique dans la révélation du mécanisme victimaire. Elle dit quelque chose de précis sur les hommes rassemblés par leur bouc émissaire. Ils ne savent pas ce qu’ils font. C’est bien pourquoi il faut leur pardonner. Ce n’est pas le complexe de persécution qui dicte de tels propos. Et ce n’est pas non plus le désir d’escamoter l’horreur des violences réelles. Au parcage nous avons la première définition de l’inconscient dans l’histoire humaine, celle dont toutes les autres découlent et qu’elles ne font jamais qu’affaiblir : ou bien, en effet, elles repoussent au second plan la dimension persécutrice avec un Freud ou bien elles l’éliminent entièrement avec un Jung.

Les Actes des Apôtres mettent la même idée dans la bouche de Pierre qui s’adresse à la foule de Jérusalem, la foule même de la passion : « Cependant, frères, je sais que c’est par ignorance que vous avez agi, ainsi d’ailleurs que vos chefs.. L’intérêt considérable de cette phrase vient de ce qu’elle attire notre attention une fois de plus sur les deux catégories de puissances, la foule et les chefs, tous également inconscients. Elle rejette implicitement l’idée faussement chrétienne qui fait de la passion un événement unique dans sa dimension maléfique alors qu’il est unique seulement dans sa dimension révélatrice. Adopter la première idée c’est fétichiser encore la violence, c’est retomber dans une variante de paganisme mythologique.

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2005: Revolution de la filiation: Conflit entre droits des adultes et besoins des enfants / Elizabeth Marquardt

Merci Beaucoup,
Steve St.Clair

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Revolution de la filiation:
Conflit émergent entre les droits des adultes et
les besoins des enfants

Appel international de la Commission d’enquête sur l’avenir de la fonction parentale
Par Elizabeth Marquardt

Introduction
LES NOMBREUX changements des dernières années concernant le mariage, la procréation et la structure familiale ont tous eu pour effet de remettre en question la définition du parent d’un enfant. Au fil du temps, des tribunaux et la culture ont désigné différentes personnes comme figures parentales dans la vie d’un enfant, y compris beaux-parents, partenaires des parents en dehors du mariage, donneurs de sperme, mères-porteuses et même des membres de la famille élargie ou des amis de la famille.

Cet élargissement du terme “parent” a eu lieu d’abord suite à l’accroissement considerable du nombre de personnes seules ayant des enfants, et suite à la banalisation du divorce. Mais plus récemment—car grand nombre d’événements importants ont eu lieu ces derniers mois—la redéfinition du statut parental prend de nouvelles formes correspondant à la modification des attitudes culturelles; les techniques de reproduction évoluent, l’accès qu’on y a se généralise et la science n’a de cesse d’inventer des moyens de procréation. Un nombre croissant de couples de même sexe élève des enfants, et beaucoup d’entre eux réclament le droit au mariage. De nouveaux acteurs se joignent au débat sur le mariage, y compris les adeptes du mariage en groupe, et la loi s’efforce de rester à jour, créant souvent autant d’incertitudes qu’elle n’élimine.

Plutôt que de s’efforcer à unir l’homme et la femme qui conçoivent, portent et élèvent un enfant, et que ce soit cette unité qu’on appelle “parents”, la tendance actuelle vers la redéfinition sépare les parents génétiques, congénitaux et sociaux, en leur attribuant des rôles de plus en plus fragmentés et des termes légaux distincts.1

Dans les pays occidentaux et ailleurs, des commissions d’experts, des tribunaux, des experts juridiques et des groupes médicaux prônent la redéfinition du statut parental, presque sans connaître et sans tenir compte des influences venant d’autres disciplines et du public en général.

Aujourd’hui, les besoins et les identités des enfants—ceux qui sont nés et ceux qui naîtront—sont menacés par les politiques et les pratiques qui transforment et fragmentent le rôle parental.

Redéfinir le parent—La situation actuelle à travers le monde
Les événements qui transforment de manière radicale la définition du parent se déroulent à une vitesse ahurissante à travers le monde.

Au Canada, la loi récente qui a légalisé le mariage homosexuel à travers le pays effacait en même temps le terme “parent naturel” de toute législation fédérale, pour le remplacer par le terme “parent légal.”2 Cette stipulation eut pour effet de changer la définition du parent pour tous les enfants canadiens, afin de permettre la legalization tant controversée du mariage homosexuel.

C’est également au Canada que deux jugements étonnement contradictoires sont en vigueur: dans certaines provinces, un enfant adopté a maintenant le droit de connaître l’identité de ses parents biologiques, alors que révéler l’identité des parents biologiques à un enfant conçu à l’aide de sperme ou d’ovule de donneurs constitue un délit fédéral passible d’amende, d’emprisonnement ou des deux.

En Espagne, suite à la légalisation du mariage entre partenaires du même sexe, le Bureau de l’état civil a enlevé les mots “mère” et “père” du premier document le pays émet à chaque citoyen: l’acte de naissance. Ces mots sont désormais remplacés par “progéniteur A” et “progéniteur B”3

En même temps, étrange coïncidence, des commissions législatives dans trois autres pays ont publié des rapports le printemps dernier sur les techniques de reproduction assistée. Chacun de ces rapports apporte des changements radicaux à la definition du parent.

Dans un rapport intitulé “Nouvelles Questions portant sur le Statut de Parent Légal,” la Commission juridique de la Nouvelle-Zélande a soumis la proposition inedited d’autoriser les enfants conçus à l’aide de sperme ou d’ovules de donneurs à avoir trois parents légaux ou plus, afin d’accorder aux donneurs de sperme ou d’ovules l’option de devenir parents légaux.4

En Australie, la Commission des réformes juridiques de Victoria a proposé que l’on ouvre l’accès à des services d’insémination artificielle aux couples de même sexe et aux célibataires, comme on le fait dans nombreux pays dont les États-Unis (bien que cela soit encore illégal dans certains pays européens et autre pays). Le raisonnement de la Commission était saisissant. Elle affirmait qu’élargir l’accès à l’insémination par donneur pour en faire bénéficier les couples de même sexe et les personnes seules est une mesure essentielle car cela aura pour effet de réduire la discrimination sociale visant les enfants élevés dans ce type de famille.5 Dans un rapport subséquent, cette Commission proposait que les donneurs de sperme et d’ovules bénéficient de l’option de devenir le troisième parent légal d’un enfant.

En même temps, en Irlande, la Commission de la Procréation Humaine Assistée a étonné un grand nombre de gens en proposant qu’un couple qui élabore un projet parental par l’intermédiaire d’une mère porteuse soit automatiquement déclaré parents légaux de l’enfant, enlevant à la femme qui donne naissance à l’enfant toute protection ou statut légal si elle devait changer d’avis.6 Un membre de la Commission, en désaccord avec la majorité, déclarait, en guise d’avertissement, “Si la mère porteuse offrait de la résistance [à renoncer au bébé], on pourrait utiliser contre elle une contrainte raisonnable.”7

Pendant ce temps, en Inde, les nouvelles directives relatives aux techniques de reproduction assistée, émises en juin 2005 par le Conseil Indien de la Recherche Médicale, déclarent que “l’enfant né suite à l’utilisation de gamètes de donneurs [sperme ou ovules] n’aura aucun droit quelqu’il soit de connaître l’identité de ses parents génétiques.” Le titre du journal local affirmait que les nouveaux réglements “contribuent considérablement à mettre fin à l’exploitation”—se situant dans l’optique des adultes qui donnent ou qui reçoivent du sperme ou des ovules, mais ne tenant pas compte du point de vue des enfants qui ne pourront jamais connaître leurs origines.8

D’autres mesures prises par des gouvernements indiquent un niveau croissant d’intervention de l’État, et un contrôle accru exercé sur la reproduction et la vie de famille.

En Grande Bretagne, une loi récente interdisant l’anonymat du donneur a provoqué une diminution abrupte du nombre de personnes voulant faire don de sperme ou d’ovules.9 Peu de temps après, les services gouvernementaux de santé ont mis sur pied une campagne dynamique de recrutement de donneurs de sperme et d’ovules, ne se limitant pas à autoriser la procréation planifiée d’enfants séparés d’un ou de leurs deux parents biologiques, mais encourageant cette procréation de manière explicite.10

Le Danemark fournit un autre exemple d’appui étatique actif. Dans ce pays, où les impôts sont élevés, l’État subventionne le don de sperme en stipulant que les revenus des donneurs de sperme seront exonérés d’impôts. L’entreprise danoise Cryos, une des plus grandes banques de sperme au monde, expédie presque trios quarts de son sperme à des individus et des couples outre-mer, avec l’appui implicite des contribuables danois.11 De plus, prenant une mesure encore plus étonnante, le parlement danois a ratifié récemment, par une marge étroite, une loi donnant accès aux couples de lesbiennes et aux femmes seules à l’insémination artificielle dans des hôpitaux publics.12

Au Vietnam, l’hôpital d’État manque de donneurs bénévoles de sperme. Il a donc conçu le projet d’établir une banque de sperme communautaire en demandant à ceux qui désirent obtenir du sperme de référer un membre de la famille ou un ami qui donnera du sperme à la banque, en vue d’utilisation par un autre couple. La demande accrue de sperme provient de “familles où le mari et la femme sont des cadres, et de femmes qui désirent avoir un enfant sans se marier.”13

En Australie, une loi ratifiée en 1984 autorisant les donneurs de sperme à prendre contact avec leurs enfants de plus de 18 ans a mené à la proposition émise cette année selon laquelle les enfants conçus à l’aide de sperme de donneurs pourraient recevoir une lettre du gouvernement les avertissant du désir du donneur de sperme de prendre contact avec eux. En Australie comme ailleurs, la plupart des parents d’enfants conçus à l’aide de sperme de donneur n’ont jamais révélé la vérité à ces enfants.14 Afin de parer au choque éventuel, le gouvernement à Victoria a proposé de monter une campagne publique avertissant les jeunes adultes qu’ils pourraient être contactés par un père donneur de sperme dont ils ne connaissent pas l’existence.15

Entre temps, aux États-Unis le domaine des techniques de procréation se développe toujours presque sans réglementation. Des décisions très difficiles sont souvent confiées à des juges de juridictions locales (dont les cas arrivent parfois devant des cours suprêmes). Ces tribunaux doivent trop souvent décider qui sont les parents d’un enfant en choisissant parmi les nombreux adultes impliqués dans le projet parental, dans la conception, la naissance et l’éducation de l’enfant.

Récemment, la Cour Suprême de la Californie a entendu trois cas concernant des couples de lesbiennes qui avaient eu des enfants en utilisant du sperme de donneurs, et qui se sont séparés par la suite. Dans ces cas, la figure maternelle (qui, dans aucun des cas n’avait adopté l’enfant) a perdu l’accès à l’enfant ou ne souhaitait plus avoir une obligation financière envers l’enfant. Le tribunal a décidé, dans les trois cas, que la mère non biologique est comparable au père de l’enfant et doit détenir un statut parental à part entière, avec les droits et les responsabilités que ce statut implique.16 Le résultat risque d’avoir des conséquences de grande portée non seulement pour les couples de même sexe, mais pour les nombreux couples hétérosexuels dans des familles recomposées,17 ainsi que pour ceux qui pourraient se servir de techniques de reproduction ou élever ensemble des enfants pendant un certain temps en dehors du mariage, sans adoption et sans autre structure légale.

En Pennsylvanie, dans la contrée d’Erie, un juge devait décider récemment à qui accorder le statut de parent dans un cas où une mère porteuse avait porté des triplets pour un couple dont l’homme avait 62 ans et la femme 60 ans. Lorsque le couple n’est pas venu chercher les bébés, l’hôpital a entamé la démarche pour les placer en maison d’accueil. En apprenant cela, la mère porteuse, avec approbation du juge obtenue par la suite, les a pris chez elle et s’est mise à les élever comme ses propres enfants. Mais le couple ayant eu recours à la mère porteuse continue à réclamer l’accès légal aux enfants (et l’homme de 62 ans est obligé de pourvoir à leurs besoins), tandis que l’étudiante qui a fourni ses ovules réclame ses droits parentaux également.18

Dans un autre cas entendu actuellement dans la Cour Suprême de Pennsylvanie, un donneur de sperme a été sommé par une juridiction inférieure à prendre en charge des jumaux conçus par fertilisation in vitro. Selon la juridiction inférieure, la mere et le donneur de sperme avait commis un tort envers les jumaux et leur avait fait perdre leurs droits en établissant l’entente qui déchargeait le donneur de toute responsabilité à leur égard. On demande maintenant à la Cour Suprême de renverser cette décision.19

Suite à ces deux cas, les législateurs en Pennsylvanie ont réuni une sous-commission chargée des techniques de reproduction. Un avocat siégeant à la commission a déclaré, “Dans la société actuelle, il devient fréquent pour un donneur de sperme ou d’ovules, et pour une mère de substitution de participer à la création d’une famille, et il est dans l’intérêt de tous les citoyens de l’État que l’on établisse la définition légale du parent, ainsi que ses droits et responsabilités.”20 L’article rapportant ces développements présentait la question uniquement du point de vue de la protection des droits des adultes, y compris donneurs d’ovules et de sperme, mères porteuses et parents légaux. La question de l’effet de ces décisions sur les enfants n’était pas évoquée.

En Ohio, un projet de loi récent portait sur la pratique de plus en plus répandue de “l’adoption d’embryon,” situation où un couple ayant un embryon non utilisé, créé dans le cadre d’un projet de procréation assistée, donne l’embryon à un autre couple, qui l’implante dans l’uterus de la femme et qui élève l’enfant comme le sien propre. Le projet de loi définit la mère qui donne naissance à l’enfant, et non pas la mère biologique, comme étant la mère légale, et précise que le mari de la mère dont l’enfant est né, et qui a consenti à l’adoption de l’enfant, en est le père légal.21

Bien que de tels jugements et propositions puissent clarifier certaines situations, ils créent en même temps d’étonnantes incertitudes insolites, et posent à la jurisprudence de nouveaux problèmes à résoudre, compte tenu de la très large gamme d’adultes—du donneur de sperme au mari d’une femme à qui on a implanté l’embryon de quelqu’un d’autre, en passant par la mère porteuse ou le donneurd’ovules, jusqu’à l’ancienne amie ou ancien ami d’un parent—à qui l’on peut designer le statut de parent d’un enfant.

En même temps, l’intensité du débat public concernant le mariage homosexuel, et la visibilité croissante des couples de même sexe qui élèvent des enfants contribuent à créer de nouvelles incertitudes quant à la signification du rôle parental. Cesnouvelles incertitudes pourraient un grand nombre d’enfants, pas seulement ceux, relativement peu nombreux, qui sont élevés par des homosexuels et des lesbiennes.

Au Massachusetts, une décision 4 contre 3 de l’autorité judiciaire de l’État a légalisé le mariage homosexuel il y a presque trois ans. (Il est intéressant de noter que de toutes les lois, décisions et propositions dont il est question dans ce rapport, le mariage homosexuel au Massachusetts est une des premières.) Suivant cette decision du tribunal, le Ministère de la Santé Publique a modifié le certificat standard de mariage, remplaçant les mots “mari” et “femme” par les termes “partie A” et “partie B”. De plus, il a proposé que l’on change les actes de naissance de tous les enfants nés au Massachusetts en remplaçant les mots “mère” et “père” par les termes “Parent A” et “Parent B.”22

Comme au Canada et en Espagne, une fois qu’on légalise le mariage homosexuel, certains adeptes avancent immédiatement l’argument que le concept légal de parent, peu importe les enfants impliqués, doit changer, quitte à éliminer les mots “père” et “mère” des premiers documents qu’un État émet à tous les enfants.23

Le fait est que les couples de même sexe, les parents adoptifs, les célibataires et les couples infertiles utilisant des donneurs demandent, en règle générale, que le nom d’un ou des deux parents biologiques ne paraisse pas à l’acte de naissance—et que celui d’un parent non biologique y paraisse sans qu’il y ait adoption légale. Au Québec, lorsqu’une femme vivant dans une union civile homosexuelle donne naissance à un enfant, la loi accorde le statut parental à sa partenaire, qui peut figurer comme père de l’enfant dans l’acte de naissance.24 Une décision semblable a été prise récemment par un tribunal en Ontario; le juge a souligné que le témoignage des mères dont les noms n’ont pas été inscrits automatiquement aux actes de naissance ‘révèle une grande souffrance’ et que certaines de ces femmes trouvent l’exigence d’adopter l’enfant “immorale”25. En Californie, on autorise également une “deuxième mère” à s’inscrire à l’acte de naissance en tant que père. L’année dernière, un juge au New Jersey a décidé pour la première fois dans cet État que la partenaire d’une femme qui a conçu un enfant à l’aide de sperme de donneur, a automatiquement le droit d’être inscrite à l’acte de naissance de l’enfant en tant que parent de naissance, sans l’obligation d’adopter l’enfant, comme c’est le cas des maris de femmes se servant de sperme de donneurs.26 Plus tôt cette année, l’État de Virginie a émis à un couple de lesbiennes qui adoptait un enfant un acte de naissance portant les termes “Parent 1” et “Parent 2,” car le couple avait refusé d’inscrire un de leurs noms à la rubrique “père” de l’acte de naissance.27 Un procès semblable vient d’être intenté en Oregon.28 D’autres suivront sans doute.

Partout au monde, l’État joue un rôle de plus en plus actif dans la redéfinition du parent. La nouvelle définition met de plus en plus l’accent sur les droits des adultes à avoir des enfants, plutôt que les besoins des enfants de connaître et d’être élevés par leurs mères et pères, dans les limites du possible. L’État est maintenant systématiquement impliqué dans la réglementation, la ventilation et la résolution de litiges autour de la procréation et le statut parental. Peu d’endroits offrent une résistance active à cette tendance mondiale.

C’est peut-être la position adoptée par la France qui offre l’exemple le plus étonnant d’opposition. Dans ce pays, le rapport de la Commission parlementaire “Famille et droits des enfants,” rendu public en janvier 2006, a exprimé un point de vue tout à fait contraire à la tendance. Les auteurs du rapport remarquent sur un ton critique que “le désir d’avoir un enfant semble s’être transformé en droit à un enfant.” Ils affirment que “lorsqu’il s’agit des vies des enfants, les législateurs se doivent d’agir avec prudence et de rechercher calmement un consensus social…” Les auteurs du rapport recommandent que l’on décide contre la légalisation du mariage homosexuel, invoquant des inquiétudes liées à l’identité et le développement des enfants quand la loi crée de “fausses filiations,” ou dans une situation où il y a “deux pères ou deux mères —ce qui, sur le plan biologique, n’est ni réel ni plausible.” Recommandant “leprincipe de précaution,” les auteurs du rapport concluent que la procréation assistée doit continuer à être fondée sur des justifications médicales, qu’elle doit s’appliquer à la configuration “une mère—un père—un enfant,” et que le recours aux mères porteuses doit rester interdit.29

Un autre développement notable s’est produit en Italie l’été passé, lorsque les électeurs ont rejeté un référendum qui aurait rendu moins restrictive la loi relative à la procréation. La loi qui est restée en effet interdit le recours au sperme et aux ovules de donneurs, et autorise les techniques de procréation assistée pour les couples mariés seulement. Un exemple un peu moins restrictif est celui du Taiwan, où l’année dernière le Conseil des ministres a approuvé une loi sur les techniques de procréation assistée, qui limite l’utilisation de ces techniques aux couples stériles, interdit de recevoir du sperme et des ovules de parents proches, et n’autorise pas que le sperme ou les ovules d’un même donneur soit utilisés par plus de deux couples. Mais des exemples de ce type sont rares.30

Pourquoi la redéfinition mondiale du parent menace l’identité de l’enfant
Pourquoi devons-nous nous soucier des nombreuses décisions, lois et propositions partout dans le monde qui visent à redéfinir le mariage?

Une bonne société protège les intérêts des citoyens les plus vulnérables, particulièrement ceux des enfants. En ce moment, l’institution la plus essentielle pour lasurvie des enfants—celle de l’union parentale—est soumise à une redéfinition fondamentale, avec l’appui tacite de l’État, quand ce n’est pas l’État qui prend les rênes en main. De plus en plus, la loi et la culture considèrent le rôle parental une institution axée principalement sur le droit des adultes à avoir des enfants, plutôt que sur le besoin qu’ont les enfants de leur mère et de leur père. Ces changements sans précédent sont introduits le plus souvent sans conscientisation et sans débat public.

Le fil conducteur reliant grand nombre de ces décisions est le droit des adultes aux enfants. La revendication de ces droits est légitime. Le désir d’avoir un enfant est une force puissante ressentie profondément dans l’âme. L’incapacité de porter ses propres enfants est perçue comme une perte énorme, qui provoque parfois un deuil jamais éteint. Nous devons réagir à ce désir avec respect et compassion. Il est légitime de demander que la médecine et la société viennent en aide à ceux qui nepeuvent pas avoir des enfants.

Mais les droits et les besoins des adultes qui veulent concevoir des enfants ne sont pas le seul facteur à prendre en compte. Les enfants ont, eux aussi, des droits et des besoins. Par exemple, la Convention de l’ONU sur les Droits des Enfants, ratifié en 1989, affirme que “l’enfant aura…le droit dès sa naissance à un nom, le droit d’acquérir une nationalité et, dans les limites du possible, le droit de connaître ses propres parents et d’être élevé par eux.”31

Les auteurs de la Convention tiennent compte de plusieurs éléments essentiels à l’identité, la sécurité et l’épanouissement humains: avoir un nom, être citoyen d’un pays dont les lois vous protègent et, lorsque c’est possible, être élevé par les deux personnes dont l’union physique vous a créé. Les adultes qui sont en faveur des nouvelles techniques de procréation disent souvent que la biologie n’a pas d’importance pour les enfants, que ces-derniers n’ont pas besoin d’autre chose que d’une famille aimante. Pourtant, la biologie semble importer beaucoup aux adultes, qui se donnent parfois beaucoup de mal—se soumettant à des procédés médicaux très risqués; se procurant des ovules, du sperme et même l’uterus de personnes inconnues; et payant des sommes élevés— pour créer un enfant ayant des liens génétiques avec au moins un d’entre eux. Il est donc très contradictoire de voir ces mêmes adultes insister que la relation biologique de l’enfant avec un donneur absent (mère ou père) ne devrait pas importer à l’enfant.

Bien entendu, l’État a un rôle réel et urgent à jouer dans la définition de l’autorité parentale. Il est vrai que certains parents biologiques représentent un danger pour leurs enfants. Il est vrai aussi que l’adoption est une institution sociale favorable aux enfants qui en ont grandement besoin. L’adoption est une expression admirable d’altruisme, d’un type d’amour qui va au-delà de nos tendances bien ancrées de protéger d’abord ceux avec qui nous avons des liens de sang. Mais l’adoption légale n’a jamais eu pour but d’appuyer l’argument qu’un enfant ne se soucit pas de savoir qui est sa mère et son père, ni de justifier la séparation plannifiée d’un enfant de sa mère ou de son père biologique avant même que cet enfant soit conçu.

Personne ne nie que la biologie n’est pas tout. Elle ne doit pas déterminer, et ne determine pas, toute la portée des relations humaines. Certains parents biologiques peuvent nuire à leurs enfants et certains enfants se portent mieux lorsqu’on les éloigne de ces parents (bien qu’en général, comme on va le voir, il est plus probable que les enfants soient en sécurité avec leurs parents biologiques qu’avec des adultes n’ayant pas de liens de parenté avec eux.) Quoi qu’il en soit, les actions et témoignages des enfants et des adultes confirment souvent, de manière puissante, que la biologie importe.

Avant d’être emporté par le mouvement précipité vers une nouvelle définition du parent, il faut s’arrêter et poser certaines questions dérangeantes, du point de vue des enfants. Les enfants ont-ils une attitude aussi flexible que l’imaginent ceux qui voient ces changements sous l’angle des droits des adultes? Que pensent les enfants du “meilleur des mondes” envisagé pour le nouveau parent? Les sentiments des enfants méritent-ils d’être pris en considération?

Le Point de vue des enfants
Les voix émergentes des enfants

Les enfants élevés sans leurs propres mères et pères mariés l’un à l’autre perçoivent leurs vies dans une lumière très différente de la perspective que les experts légaux, les tribunaux et les futurs parents leur attribuent. Par exemple, des études sur la vie intérieure d’enfants de parents divorcés révèlent des effets nuisibles qu’on n’avait pas imaginé au début de l’enthousiasmante révolution du divorce sans faute.32

Pour être clair, la question n’est pas de savoir si les enfants aiment leurs parents.

C’est un fait presque universel que les enfants aiment leurs parents sans qualification, que leurs parents soient mariés, divorcés, célibataires ou homosexuels. La veritable question est de savoir quels sont les sentiments des enfants, et comment ils perçoivent leur identité, lorsque leur mère ou leur père, ou bien les deux, sont absents de leur quotidien.

La première génération d’enfants conçus à l’aide de donneurs, qui atteint maintenant l’âge adulte, constitue une étude de cas remarquable pour examiner cette question.

La plupart de ces jeunes adultes ont été conçus par des couples mariés qui ont eu recours au sperme de donneur. Beaucoup tiennent maintenant à faire connaître l’impact considérable sur l’identité des enfants de la situation où des adultes conçoivent un enfant en ayant à l’avance l’intention de le séparer d’un parent biologique.33

Souvent, ces jeunes gens disent qu’on leur a volé le droit fondamental d’être élevés par, ou du moins de connaître, leurs pères biologiques. Ils disent que ce refus conscient est un facteur déterminant de leur recherche d’identité. Les adolescents et adultes conçus à l’aide de sperme de donneurs créent des associations,34 s’expriment souvent dans les journaux35 ou utilisent l’Internet pour essayer de prendre contact avec les donneurs de sperme et pour trouver des demi-frères et demi-soeurs conçus avec le même sperme.36 Ces jeunes gens habitent les États-Unis, le Canada, l’Australie, l’Angleterre, le Japon et d’autres pays. Il est difficile de connaître les chiffres exacts, mais on calcule que le nombre d’enfants nés aux États-Unis chaque année grâce à l’insémination artificielle se situe entre 3 000 et 75 000, et qu’environ 3 000 enfants chaque année sont conçus à l’aide d’ovules de donneurs.37

Bien que ces nombres ne soient pas très élevés, ils augmentent, et les histories racontées par ces jeunes gens soulèvent non seulement des questions concernant leurs propres expériences, mais aussi la perspective pour la génération suivante d’enfants nés par l’intermédiaire de techniques encore plus complexes.

Les jeunes gens conçus par l’intermédiaire de donneurs soulignent que le consentement éclairé de la personne la plus concernée—l’enfant—n’est pas obtenu dans les procédés de procréation assistée qui séparent sciemment les enfants d’un ou des deux de leurs parents biologiques. Ces enfants demandent comment l’État peut aider et défendre une pratique qui les prive de leur droit de naissance de connaître et d’être élevés par leurs propres parents, et qui cache sans leur consentement la moitié de leur patrimoine génétique. Certains se disent “bancals” ou “à moitié adoptés.”38 Un d’entre eux se définit comme “esclave par parenté.”39 Certains de ceux qui ont des parents génétiques homosexuels (hommes ou femmes) se qualifient euxmêmes de “progéniture de pédé,” bien que d’autres dans la même situation trouvent ce terme offansant.40 Il n’existe pas d’études sur l’expérience affective à long terme de ces jeunes gens.41 Il est évident qu’il nous faut entreprendre des études de cette nature, rigoureuses et à long terme. Pour l’instant, il est essentiel d’entendre ce qu’ils ont à nous dire.

Narelle Grech, une femme australienne conçue à l’aide d’un donneur, et qui a maintenant un peu plus de vingt ans, pose la question: “Comment peut-on créer un enfant en sachant pertinemment qu’elle ou lui ne pourra pas connaître ses antecedents et, par conséquent, ne pourra pas se connaître?” Elle se demande quel message social est transmis aux jeunes hommes par la conception qui utilise des donneurs:

“Vont-ils penser que causer la grossesse d’une femme ou d’une jeune fille est inoffensif, et qu’ils peuvent ensuite la quitter, puisque, après tout, la biologie n’a pas d’importance?”

Une autre femme australienne, Joanna Rose, demande pourquoi tout le monde “trouve choquant” qu’une femme parte de l’hôpital avec le bébé de quelqu’un d’autre, alors qu’ils trouvent tout à fait normal que des enfants soient conçus par des donneurs. Elle affirme: “Notre besoin de connaître et d’être connus de notre parenté génétique est aussi fort et aussi justifié que celui de n’importe qui d’autre.” Elle écrit de manière touchante: “Je pense que la douleur de la stérilité ne doit pas être apaisée au dépens de la génération suivante.”42

Lorsqu’ils sont interviewés, les jeunes adultes conçus à l’aide de donneurs experiment souvent le sentiment que le donneur de sperme “est la moitié de qui je suis.” Une jeune femme nommée Claire est vraisemblablement le premier enfant de donneur bénéficiant du don de sperme avec donneur identifié, et de la possibilité de contacter son père quand elle aura 18 ans. Elle dit qu’elle veut rencontrer le donneur parce qu’elle veut savoir “ce qu’est la moitié de moi, la moitié de mes origines.”43

Zannah Merricks de Londres dit, “Je veux rencontrer le donneur parce que je veux connaître l’autre partie de mes origines.”44 Lindsay Greenawalt, une jeune femme de Canton, Ohio, qui cherche des renseignements concernant son donneur de sperme, dit: “J’ai le sentiment qu’on m’a enlevé le droit de savoir qui je suis et d’où je viens.”45

Eve Andrews, une jeune fille de 17 ans au Texas a l’intention de demander à labanque de sperme de la Californie, qui a participé au projet parental par lequel elle a été conçue, de transmettre une lettre à son donneur quand elle aura 18 ans. “Il y a dans ma vie beaucoup de questions qui sont restées sans réponses, et je voudrais obtenir ces réponses,” dit-elle. Par contre, sa mère, qui a 51 ans et qui a été interrogée au cours de la même étude, a précisé, “En tant que femme devant faire face à la possibilité de la stérilité, votre seul désir est d’avoir un bébé… Ça ne m’a meme pas traversé l’esprit que cet enfant pourrait un jour vouloir trouver son père biologique.”46

Un jeune homme de 31 ans, médecin au Japon, a appris qu’il avait été conçu à l’aide de sperme de donneur lorsqu’il examinait les globules blancs de ses parents (et leurs groupes sanguins). “Ce qui m’a fait le plus mal, c’est que mes parents ne m’ont rien dit pendant 29 ans,” a-t-il dit. “Et si mes parents ne me mettaient pas au courant, je n’avais aucun moyen d’exercer mon droit de connaître mes origins biologiques.”47

Une jeune fille de 14 ans en Pennsylvanie a écrit à la chronique “Dear Abby” lorsqu’elle a appris qu’elle avait été conçue à l’aide de sperme de donneur. Dans quelques phrases, elle a identifié les problèmes auxquels se trouvent confrontés les jeunes gens conçus de cette manière, problèmes qui représentent maintenant un défi pour notre société. Elle a écrit: “Ça me fait peur de penser que je pourrais avoir des frères ou des soeurs quelque part48 et que ça peut ne pas leur importer que j’existe.” Cette adolescente, qui lutte seule pour surmonter un sentiment d’abandon, de douleur et de confusion, remet en question, de façon bouleversante, la position sociale et légale qu’on adopte actuellement dans ce contexte : “Je ne comprends pas pourquoi il est légal d’être donneur, alors qu’un enfant pourrait en résulter.”49

Certains réagissent aux propos des adultes conçus à l’aide de donneurs en disant que ces jeunes adultes sont en contradiction avec eux-mêmes. Ils disent qu’en remettant en question la pratique de la conception à l’aide de donneurs, ces personnes refusent leur propre existence, car sans sperme ou ovules de donneurs ils ne seraient pas nés. Je trouve cette réaction extrêmement dépourvue de sensibilité.50

Chacun de nous, peu importe la façon dont il est arrivé ici, devrait pouvoir raconteur son histoire et ses difficultés et s’attendre à ce qu’on lui accorde respect et dignité, et non pas qu’on lui reproche d’ignorer de manière irrationnelle les circonstances de sa naissance, ou de manquer d’appréciation pour sa propre existence.

L’Importance des parents biologiques: preuves apportées par les sciences sociales
Du point de vue des sciences sociales, que savons-nous des expériences des enfants qui ne grandissent pas avec leurs propres mères et pères? Dans certains domaines, nous avons des connaissances abondantes. Dans d’autres, il nous faut apprendre plus.

Aux cours des décennies récentes, les experts en sciences sociales sont arrivés à un consensus largement appuyé quant aux avantages du mariage pour les enfants. Un article récent du New York Times rapporté que: “Du point de vue de l’enfant, selon un nombre croissant de chercheurs en sciences sociales, la famille la plus propice à l’épanouissement est celle où il vit avec ses deux parents biologiques, dont le mariage est peu conflictuel.”51

Les enfants élevés par des parents divorcés ou qui ne se sont jamais mariés, ont plus de risque de vivre dans la pauvreté, de mal réussir à l’école, d’avoir des problèmes psychologiques et des maladies mentales, et d’être impliqués dans des activités criminelles.

Les enfants élevés en dehors d’une famille constituée par un couple marié ont moins de probabilité de finir des études universitaires et d’obtenir des postes de niveau élevé. En tant qu’adultes, ils ont plus de risque de divorce et plus de risqué d’avoir des enfants en dehors du mariage.

En termes du bien-être physique des enfants, et de leur santé, le mariage est associé à un risque très diminué de mortalité infantile. Les enfants vivant avec leurs propres parents mariés sont en meilleure santé physique, en général, que les enfants dans d’autres types de familles. De manière tragique, pour les enfants ne vivant pas avec leurs deux parents mariés l’un à l’autre, le risque d’abus et de suicide est considérablement plus élevés.52

De plus en plus de gens se rendent compte que le mariage offre des avantages importants aux enfants. Ce que beaucoup de gens ignorent, c’est que c’est le mariage du propre père et de la propre mère de l’enfant (par opposition à un remariage) qui produit ces avantages. Par exemple, quand on regarde les principaux indices du bien-être des enfants, tels que la grossesse des adolescentes, échec scolaire, délinquance et abus, les enfants élevés dans des familles avec beaux-parents ressemblent plus aux enfants de parents célibataires qu’aux enfants élevés par leurs propres parents mariés.53

Certains adeptes de la légalisation du mariage homosexuel disent que ce sera une bonne chose pour les enfants, parce qu’ils auront deux parents mariés. Mais les données sur les belles-familles suggèrent que ce n’est pas aussi simple. Nous ne savons pas en quelle mesure les résultats moins bons liés à ces familles peuvent être attribués aux antécédents de rupture et à d’autres problèmes spécifiques aux bellesfamilles, et en quelle mesure ces résultats reflètent le fait que l’enfant est élevé dans une famille où un parent est sans lien biologique avec lui.54

La plupart des beaux-parents sont des gens responsables qui s’occupent de leur mieux des enfants qu’ils élèvent. Cependant, il est essentiel que les décideurs de politiques concernant la famille connaissent les multiples résultats de recherches montrant que les enfants élevés par des adultes sans liens biologiques avec eux sont exposés à un risque d’abus considérablement augmenté. En général, les concubins des mères et les beaux-pères abusent des enfants plus souvent que les pères; le risque est particulièrement élevé quand c’est le concubin de la mère qui s’occupe des enfants quand la mère est absente. Plus de soixante-dix études réputées rapportent le fait qu’un nombre étonnant—entre le tiers et la moitié—de filles dont les parents sont divorcés disent avoir été molestées ou abusées sexuellement pendant leur enfance, le plus souvent par le concubin de leurs mères ou par leurs beauxpères.55

L’examen de quarante-deux études a révélé que “la majorité des enfants ayant subi de l’abus sexuel…semblent faire partie de familles monoparentales ou de familles reconstituées.”56 Deux chercheurs experts dans ce domaine résument la situation ainsi: “Vivre avec un beau-parent se révèle être le principal facteur permettant de prévoir l’abus grave d’un enfant.”57

Les domaines de l’évolution biologique et de la psychologie nous fournissent des explications du fait que les enfants sont, en général, plus en sécurité chez leurs parents biologiques. David Popenoe, sociologue à l’université Rutgers, résume la recherche en ces mots : “Du point de vue de la psychologie de l’évolution, l’organisation de la famille nucléaire humaine est basée [en partie sur] …une predisposition à protéger les intérêts des relations génétiques avant ceux des individus avec qui on n’a pas de liens de parenté : le principe de l’entraide intra-familiale, la priorité de la parenté ou le népotisme.58 En ce qui concerne les enfants, cela veut dire que les hommes et les femmes ont évolué de façon à investir plus dans des enfants avec qui ils ont des liens biologiques que dans ceux avec qui ils n’en ont pas.59 Ce favoritisme biologique se manifeste partout dans le monde.60

Bien entendu, reconnaître que les adultes ont tendance à favoriser leurs propres enfants ne veut pas dire que cette prédisposition soit toujours une bonne chose. Mais c’est reconnaître que cette tendance est très commune et probablement fortement inscrite chez l’humain. Idéalement, nous pourrions tous nous soucier autant des enfants des autres que de nos enfants, mais en pratique la race humaine n’a pas atteint un tel degré de développement.

Cela dit, l’adoption constitue une situation exemplaire. Lorsque l’Etat choisit avec soin des parents adoptifs, que ces derniers reçoivent un appui social dans leur role parental, et que les enfants adoptés sont élevés dès la naissance par des parents ayant un engagement solide et durable l’un envers l’autre, les vies de ces enfants sont très semblables à celles des autres enfants, et sont nettement meilleures que celles des enfants non désirés vivant dans des milieux abusifs ou négligents. Là encore, le fait que, même si la biologie n’est pas tout—les parents biologiques peuvent être inadéquats et les parents adoptifs sont en général très responsables—les sciences et les voix des enfants eux-mêmes nous disent que la biologie compte.

Quelle est la pertinence de la recherche sur les belles-familles ou autres familles alternatives pour les enfants élevés par des parents de même sexe? Nous ne le savons pas encore. La recherche actuelle sur les parents de même sexe est limitée par le petit nombre de couples homosexuels qui élèvent des enfants, par rapport à la population globale, et par le fait que ces couples commencent à peine d’être visibles.

La littérature traitant du rôle parental assumé par des couples homosexuels a fait l’objet de plusieurs études académiques.61 Une des plus détaillée a été menée par Steven Nock, sociologue à l’Université de Virginia, à qui on a demandé de soumettre un mémorandum destiné à éclairer un cas majeur dans un tribunal canadien.

Après avoir examiné quelques centaines d’études, il a conclu que tous les articles “contenaient au moins une erreur vitale de structure ou d’exécution de la recherche” et que “pas une seule de ces études n’a été menée en respectant les protocoles scientifiques de recherche.”62

Les limites et les erreurs de structure notées par Nock et par d’autres experts comprennent: les échantillons ne sont pas représentatifs au niveau national; les résultats portent sur des facteurs restreints (qui intéressent surtout les psychologues du développement et non pas les sociologues étudiant la famille); souvent, les etudes sont fondées sur le point de vue de la mère concernant ses propres aptitudes en tant que parent, plutôt que sur des indices objectifs du bien-être de l’enfant; de plus, il n’existe presque pas d’études à long terme qui suivent les enfants des parents de même sexe jusqu’à l’âge adulte. Mais le problème le plus important est que la grande majorité de ces études comparent des mères lesbiennes célibataires avec des mères hétérosexuelles célibataires—en d’autres termes, des enfants dans un type de famille sans père avec des enfants dans un autre type de famille sans père.63

En quoi l’expérience à long terme des enfants élevés par des mères lesbiennes et par des pères homosexuels diffère-t-elle de celle des enfants élevés par leurs propres parents? Nous ne le savons pas encore. Mais nous savons que par rapport aux enfants dans beaucoup d’autres types de familles alternatives—parents divorcés, parents hétérosexuels jamais mariés, belles-familles et mères célibataires—les enfants élevés par leurs propres mères et pères mariés, dans une famille avec peu de conflit, sont en général dans une situation avantageuse. 64

Semblablement, en ce qui concerne les enfants conçus à l’aide de sperme de donneur, ovule de donneur ou mère-porteuse, on n’a pas encore des données sur leur bien-être psychique à long terme. Les chercheurs devraient écouter les histoires qui commencent à se faire entendre, et étudier l’expérience de ces enfants avec soin.

Il nous reste beaucoup à apprendre. Mais les faits et l’observation attentive des vies des enfants suggèrent fortement qu’il est important pour eux qu’on reconnaisse leur besoin d’être élevé, dans les limites du possible, par leurs propres mères et pères.

Nouvelles définitions du parent—Quel avenir?

Confusion croissante concernant la signification de la paternité et de la maternité
La redéfinition du parent est en train de modifier notre culture et notre système juridique d’une manière qui ne fait qu’accroître les incertitudes quant à la signification de la paternité et de la maternité.

Ces nouvelles incertitudes sont évidentes dans des décisions, propositions et situations rapportées du monde entier. En Australie, les donneurs de sperme ont maintenant le droit de contacter leur progéniture ayant 18 ans ou plus. Mais qui sont ces hommes? Sont-ils des donneurs de sperme, ou sont-ils des pères qui ont le droit de connaître leurs enfants?

En Nouvelle-Zélande, La Commission du droit a proposé que les donneurs de sperme et d’ovules aient l’option de devenir parents légaux s’ils le désirent. Qui sont ces gens? Sont-ils des donneurs? Sont-ils des parents légaux? Si ces parents biologiques ont l’option de prendre ou de laisser des responsabilités envers des enfants, comme bon leur semble, pour quelle raison empêcherait-on d’autres parents biologiques de le faire?

La revue Washington Post Magazine a publié récemment l’histoire d’une femme qui a donné naissance à deux enfants en utilisant le sperme d’un même homme. Elle a retrouvé le donneur et a traversé le pays avec ses deux enfants, âgés de 7 et 3 ans, pour qu’ils rencontrent leur père.65 Il les a reçus chez lui pendant une semaine.

Depuis, la mère a changé à titre légal les noms des enfants (en leurs donnant comme second prénom le patronyme du donneur); elle a également nommé le donneur tuteur des enfants dans l’éventualité de son décès à elle. Elle encourage les enfants à l’appeler “papa,” sans élaborer d’autres projets d’avenir. Un nombre inconnu d’autres femmes ont conçu, elles aussi, avec le sperme de ce donneur. Pour ces deux enfants de 7 et 3 ans, cet homme est-il un père? Un donneur de sperme? Autre chose? Qui doit en décider?

L’été dernier en Angleterre, un nouveau site Web a été créé: http://www.parentsincluded.com. Le site s’adresse à des femmes lesbiennes et célibataires qui désirent donner naissance à un enfant conçu à l’aide d’un donneur, et qui veulent que les “deux parents” jouent un rôle dans la vie de l’enfant. Les donneurs de sperme potentiels désirant avoir une relation avec l’enfant conçu de cette manière sont priés de s’inscrire sur le site. Si les désires d’une femme lesbienne ou célibataire et ceux d’un donneur de sperme correspondent et qu’ils s’entendent sur la manière de participer tous les deux à la vie et l’éducation de l’enfant, le tour est joué! Ils peuvent fonder une famille désunie pour leur enfant avant même qu’il soit conçu.66 Un site semblable pour lesbiennes et homosexuels existe au Canada. Intitulé “LGBT Parent Matchmaker,” il assiste ceux qui habitent la région de Toronto et qui désirent trouver un ou plusieurs partenaires du sexe opposé avec qui ils peuvent concevoir un enfant dont ils seront les co-parents.67 Dans le même ordre d’idées, l’été dernier aux États-Unis l’annonce suivante paraissait sur un site Web d’informations de Hollywood ouest: ‘Je suis une mere célibataire qui souhaite avoir un autre enfant, mais ne désire pas utiliser du sperme de donneur anonyme. Si vous voulez être père avec des droits de visite, envoyez une photo et une letter de presentation à Kelly W…’68

Le sens même du terme “donneur de sperme” est en train de changer. Certaines perspectives créent une équivalence entre père et donneur de sperme. Dans d’autres contextes, le terme “donneur de sperme” devient une insulte que certaines femmes jettent à la tête de leurs anciens partenaires, pères de leurs enfants. Dans un article paru en Floride, une adolescente dit de son ancien petit ami dont elle porte l’enfant qu’il est “le donneur de sperme, pas un père.”69 Dans un autre article, les amies d’une femme enceinte appellent son ancien ami, père de son enfant, “un simple donneur de sperme.”70 Ce terme semble signifier que l’homme leur est indifferent (et qu’elles espèrent qu’il le sera à leurs enfants). C’est une injure percutante quirabaisse un homme, pour qui elles ont sans doute de l’affection, au niveau d’un produit biologique primaire.

Mais en termes de signification équivoque de la maternité et la paternité, le développement de loin le plus frappant, dont la portée pourrait être la plus grande—développement que l’on observe déjà dans nombreux tribunaux—est la reconnaissance croissante du statut de parent “psychologique” ou parent “de facto.” Aux États-Unis, dans au moins dix États y compris Washington, la Californie, Maine, Massachusetts, New Jersey et Wisconsin, il est possible qu’une personne sans lien biologique ou adoptif avec un enfant (ni lien marital avec le parent de l’enfant) obtienne des droits parentaux en tant que parent psychologique ou parent de facto. Afin d’établir rétrospectivement si un adulte a joué le rôle de “parent” dans la vie de l’enfant, le tribunal prend en compte le fait que l’adulte a vécu dans la famille de l’enfant, a été encouragé par les parents de ce dernier de jouer un rôle parental, a agit comme parent sans compensation financière et a passé assez de temps avec l’enfant pour qu’un lien affectif puisse s’établir entre eux.71 Beaucoup de ces procès sont intentés par un ancien partenaire qui accuse le parent actuel de l’enfant de le priver de son droit d’accès à l’enfant. Dans d’autres cas, le parent actuel de l’enfant impute à l’ancien partenaire de se dérober à ses obligations parentales et demande qu’il en soit tenu responsable.

Ces cas concernent en général des partenaires de même sexe, mais ils peuvent avoir des conséquences graves et encore inconnues pour nombreux hétérosexuels qui sont ou qui ont été les beaux-parents d’un enfant72 ou qui ont vécu avec un partenaire.

En Grand Bretagne, suite à une décision récente et très inquiétante, la garde de deux soeurs de 4 et 7 ans a été enlevée à leur mère biologique. Le tribunal a décidé que les enfants vivront avec l’ancienne partenaire de la mère, à qui on accorda la tutelle, bien qu’elle n’ait pas de lien biologique ou légal avec les enfants. La décision se fondait sur le fait que la mère avait violé un droit de visite en s’installant avec les enfants dans une autre région du pays. Un des juges impliqués dans la décision a tout de même exprimé des réservations: “Cela m’inquiète beaucoup d’enlever ces enfants de la tutelle de leur seul parent biologique connu, qui les a élevées pendant
presque toute la durée de leurs jeunes vies, et chez qui ils semblent heureux et épanouis.”73

Ceux qui sont en faveur d’accorder des droits et des responsabilités légales à des parents “psychologiques” soutiennent que ces derniers ont à coeur les intérêts de l’enfant. Ces adeptes disent que la loi ne devrait pas permettre à des parents biologiques ou adoptifs d’empêcher leur enfant d’avoir une relation avec une personne qu’il considère comme une mère ou comme un père; et qu’elle ne devrait pas non plus permettre à quelqu’un qui a joué le rôle de parent de se dérober à ces responsabilités une fois la relation des adultes terminée.

Cela exprime des intentions louables, mais l’option est malavisée, car il existe déjà une situation de loin préférable pour les enfants. Même lorsque le mariage homosexual n’est pas sanctionné par la loi, la plupart des États aux États-Unis autorisent les partenaires de même sexe d’adopter en tant que deuxièmes parents. Dans la plupart des cas qui sont entendus devant un tribunal, le deuxième “parent,” pour une raison ou pour une autre, n’a pas exercé l’option d’adopter. Le couple n’est peutêtre pas arrivé à un accord concernant l’adoption. Ou bien, le deuxième “parent” était incertain quant au degré de responsabilité qu’il voulait accepter. (Il se peut aussi que le couple habite un État qui ne permet pas ou ne facilite pas l’adoption par un deuxième parent chez les couples de même sexe; mais cela révèle la nécessité d’élargir l’accès à l’adoption par un deuxième parent, plutôt que de créer une nouvelle catégorie appelée “parent psychologique.”)

Contrairement à la manière progressive, parfois ambiguë, dont les parents font entrer de nouveaux partenaires dans la vie de leurs enfants, en allant jusqu’à leur demander d’appeler cette nouvelle personne “maman” ou “papa,” ces mêmes parents peuvent changer d’avis de manière soudaine si la relation se dégrade. C’est pourquoi un processus d’adoption clairement défini (et, dans l’intérêt de l’enfant, assez difficile) est la meilleure façon pour la loi de protéger les intérêts des enfants et leurs relations avec les deux parents dans l’éventualité qu’ils se séparent. En tant que procedure légale, l’adoption est proactive, rigoureuse et claire. L’enfant, l’autre parent de l’enfant, la communauté et l’Etat savent exactement quand l’adulte en question est ou n’est pas le parent de l’enfant. Une fois qu’un adulte devient parent adoptif, toute une gamme de lois et de normes définissent clairement son rôle dans la vie de l’enfant. Un parent adoptif ne peut pas simplement entrer et sortir de la vie de l’enfant. Son statut est permanent et vouloir s’en défaire entraîne des consequences légales et sociales qui sont claires. En général, adopter est une bien meilleure façon de protéger les enfants que de demander à un juge de décider si un adulte qui a fait partie de la vie de l’enfant remplit les conditions nécessaires pour devenir son parent légal; cela est vrai surtout quand le juge doit passer outre les objections du parent biologique ou adoptif de l’enfant.74

Dans “le meilleur des mondes” du parent redéfini, les donneurs de sperme sont, ou peut-être ne sont pas, des pères.75 Les partenaires féminines des mères, même les anciennes partenaires, peuvent être mères (ou pères!). Malgré leur lien biologique et congénital avec l’enfant, les donneuses d’ovules et les mères-porteuses ne sont pas, en général, considérées des mères, mais elles peuvent l’être.76 Les pères absents, lorsqu’ils contrarient leurs anciennes amies, peuvent se voir réduits verbalement à de simples donneurs de sperme. Mais dans la plupart des cas, contrairement aux donneurs de sperme, l’État les oblige à pourvoir aux besoins de l’enfant pour des années à venir.

Que veut dire le mot “père”? Que veut dire le mot “mère”? Qui en décide? Quelles sont les réactions des enfants à ces décisions?

Le Clonage et la procréation homosexuelle
Il n’y a pas longtemps, l’idée de clonage de reproduction suscitait l’horreur chez la plupart des gens. Mais cela n’est plus de cas.

Bien que le chercheur sud coréen en clonage Hwang Woo-suk soit maintenant discrédité, la recherche sur le clonage avance, avec un appui public croissant, dans nombreux États et pays partout dans le monde.77 Le même mois où Hwang Woosuk a fait l’annonce, maintenant suspecte, qu’il avait créé 11 nouvelles lignes de cellules souches dérivées d’embryons humains, une équipe de scientifiques de l’Université de Newcastle en Grande Bretagne a annoncé qu’elle avait créé des embryons humains clonés, dont un s’était développé dans le laboratoire pendant cinq jours. Alors que l’exploit sud-coréen a fait les grands titres des journaux du monde entier, une semaine plus tard la nouvelle britannique n’a presque pas fait de remous. Cloner des embryons était déjà une nouvelle périmée.

Ces chercheurs effectuent ce qui s’appelle du clonage “thérapeutique,” ce qui signifie que les cellules sont prélevées d’embryons clonés encore viables. Bon nombre de pays ont interdit le clonage pour des fins de procréation, mais autorisent divers degrés de clonage thérapeutique. Pourtant, la seule différence entre le clonage thérapeutique et reproductif est que dans le cas de ce-dernier, l’embryon cloné est implanté dans l’utérus d’une femme.78 La technique d’implantation—fertilisation in vitro—est de plus en plus utilisée depuis 1978.

Quelqu’un a-t-il déjà implanté un embryon cloné dans l’utérus d’une femme? Un groupe de marginaux portant le nom de Raéliens prétend l’avoir fait, mais les rapports n’ont pas été confirmés. À ce jour, aucun scientifique réputé n’a annoncé un tel exploit. Mais pour combien de temps encore?

Un article étonnant publié dans le journal britannique Guardian portait le titre “Technique offre de l’espoir aux couples sans enfants.” La technique en question est le clonage reproductif. Les experts cités, qui ont participé à une conférence qui mettait de l’avant cette possibilité, sont des scientifiques des plus estimables. Le professeur Robert Edwards, qui fut le premier à concevoir la fécondation in vitro, et qui créa le premier bébé “éprouvette,” Louise Brown, en 1978, déclara que “le clonage reproductif devrait être proposé aux patients qui n’ont pas obtenu des résultats avec les autres formes de traitement.” Par exemple, le clonage “serait utile aux gens qui ne peuvent pas produire leurs propres ovules ou sperme.”79

À la même conférence, James Watson—oui, le James Watson qui a découvert, avec Francis Crick, la structure de l’ADN—soutenait que “le clonage n’est pas une mauvaise chose en soi.” Il ajoutait, “Je suis pour tout ce qui peut améliorer la qualité de vie d’une famille.”

Les critiques soulignent que le clonage chez les animaux a donné lieu à nombreux cas d’animaux mort-nés, nés avec des anomalies, ou qui sont morts peu de temps après la naissance, avant qu’on produise un animal vivant et paraissant en bonne santé (bien que même parmi ces derniers, certains ont développé de graves problèmes de santé par la suite). Le professeur Edwards rassure ces critiques en disant que le dépistage génétique des embryons éliminera ces problèmes. Plaçant une énorme confiance en l’aptitude de la science médicale à détecter tout problème de l’embryon—et acceptant avec désinvolture que les embryons défectueux seront éliminés— il a affirmé que “très bientôt” “on n’implantera que des embryons sains au cours de la procréation assistée.” La “naissance d’un enfant ayant des anomalies congénitales après une thérapie visant à stimuler la fécondité” sera “une chose du passé.”

Il terminait son discours en affirmant, “Si nous baissons les bras et déclarons que c’est impossible, nous abandonnons nos patients.”80

L’utilisation potentielle des techniques de clonage dans le cadre de la procreation assistée n’est qu’un exemple de la manière dont la recherche sur les cellules souches se rapproche de l’industrie de la fécondation. Un autre exemple est lié au problème que représente pour les chercheurs de ce domaine le manque constant d’ovules humaines nécessaires à leur travail. Les ovules ne peuvent être prélevées qu’en soumettant les femmes à des régimes risqués de médicaments et de chirurgie.81 Les scientifiques britanniques qui ont cloné récemment un embryon humain, annonçaient une semaine plus tard la mise sur pied d’un projet dans le cadre duquel on demanderait aux femmes recevant une thérapie de procréation assistée de donner leurs ovules surnuméraires à la recherche sur les cellules souches. La proposition a été approuvée par le comité d’éthique de l’université, et elle a été soumise à l’autorité britannique de réglementation de la fécondation. Cela pourrait mener à la situation où le médecin d’une femme, celui même en qui elle place sa confiance au cours de ses longs efforts (des années dans certains cas) à devenir enceinte, lui demande de contribuer ses ovules surnuméraires à des expériences sur le clonage.82

Et ce n’est pas le pire.

Des scientifiques à la fine pointe de la technologie portent maintenant un grand intérêt à la création de sperme et d’ovules artificiels qu’ils comptent unir par des moyens insolites afin de créer des embryons humains destinés à être implantés dans l’uterus.

L’été dernier, des chercheurs de l’Université Sheffield en Grande Bretagne ont annoncé qu’il leur est possible de produire des cellules immatures pouvant se transformer en ovules et spermatozoïdes. La réussite de leur projet voudrait dire, par exemple, qu’un homme célibataire pourrait fournir et les ovules et le sperme à utiliser dans une thérapie de procréation assistée; ou que des couples de même sexe n’auront plus besoin de recourir aux donneurs de sperme et d’ovules—car ils seront tous deux les parents génétiques de leurs enfants.83

Les gros titres des journaux du monde entier commentères les implications de cette annonce: “Les conséquences de ce travail pourraient mener à la possibilité pour les couples homosexuels ou pour des hommes célibataires d’avoir leurs propres enfants,” écrivait le Guardian.84 “La technique rendrait possible aux couples homosexuels d’avoir des enfants biologiques,” disait le New Zealand Herald.85 Un article concernant la recherche à l’Université Sheffield et des recherches semblables menées à l’Université Monash en Australie portait le titre: “Éliminer les donneurs.”86

Un article provenant de Copenhagen et diffusé sur un site américain de soutien aux parents homosexuels (hommes et femmes) annoncait: “Recherche sur les cellules souches offre de l’espoir aux couples homosexuels.” L’article déclarait que cette recherche est “une nouvelle gigantesque pour la communauté homosexuelle et lesbienne.”87

En même temps, l’automne dernier une équipe à Edinburgh a annoncé qu’elle avait provoqué la division d’un oeuf de sorte à créer le premier embryon humain sans père génétique.88 La même semaine, les scientifiques britanniques de l’Université Newcastle ont obtenu l’autorisation de créer un embryon humain ayant trois parents génétiques.89

Encore et encore, les annonces répétées de progrès importants mettent l’accent sur l’importance, urgente et fondamentale, d’assister les adultes qui désirent avoir des enfants. Rarement, on cite quelques experts chargés de questions d’éthique, qui expriment des inquiétudes liées aux risques de santé. Mais presque personne ne pose les questions les plus essentielles: celles qui concernent les effets physiques et affectifs à long terme que subiraient des enfants créés de cette manière; et les effets pour une société qui perçoit la vie humaine comme juste bonne à faire l’objet d’expériences de laboratoire qui profiteront à d’autres. Pour ne rien dire des consequences plus globales pour les enfants et la société du fait de voir le rôle de parent, de plus en plus, comme un moyen de satisfaire les désirs des adultes—en demandant à l’État d’intercéder pour définir et gérer ce rôle.90

Mariage en groupe: Polyamorie et polygamie
Quelque soit l’opinion qu’on a concernant la légalisation du mariage homosexuel, et malgré le fait que la plupart de ses adeptes expriment haut et fort leur disapprobation du mariage en groupe, des événements récents ont montré clairement que les réussites du mouvement pour le mariage homosexuel ont encourage d’autres groupes de se servir du langage des droits civils pour modifier le sens actuel du mariage et du rôle parental, selon lequel il s’agit d’union entre deux personnes.91

Deux de ces groupes sont particulièrement étonnants.92

Les adeptes de la polyamorie sont peut-être les acteurs les plus récents dans ce type de mouvement. La polyamorie (plusieurs amants) est différente de la polygamie (plusieurs mariages). La polyamorie concerne la relation de trois personnes ou plus, dont deux pourraient être mariés l’un à l’autre. Ceux qui pratiquent ce style de vie se considèrent hétérosexuels, homosexuels, bisexuels ou tout simplement “multi,” alors que les polygames sont en général hétérosexuels. Ceux qui adoptent la polyamorie se disent différents des “swingers” des années 1970, précisant que leurs relations mettent l’accent sur la communication ouverte, de sorte qu’ils pratiquent une “polyfidélité éthique.”

Ce type de relation existe dupuis longtemps, mais leurs adepts cherchent maintenant une visibilité accrue et de l’acceptation. Les journaux en parlent souvent. Un article récent dans le Chicago Sun-Times annonçait que la “Heartland Polyamory Conference” aura lieu cet été en Indiana (une conférence semblable du “Midwest” a eu lieu il y a deux ans près de Wisconsin Dells).93 Le mois passé, un article du Chicago Tribune racontait l’histoire de John et Sue, couple marié, et de Fred, Peggy et Bill qui partagent leur lit. Le journaliste les appelait “un groupe très dynamique.”94

Les journaux alternatifs publient des articles sur ce style de vie régulièrement; on peut en lire dans le Village Voice et le Southern Voice et, de plus en plus, dans les journaux des campus universitaires.

Mais la polyamorie n’est pas appuyée uniquement par des milieux marginaux. Le sujet fait son apparition parmi les questions d’actualité dans le domaine du droit de la famille et du plaidoyer pour la famille. Dans un rapport récent sur le droit de la famille, le professeur Dan Cere de l’Université McGill cite des exemples, dont celui d’un professeur de la Faculté de Droit de Chicago, Elizabeth Emens, qui a publié l’année dernière, dans une revue juridique de l’Université de New York, un argument légal en faveur de la polyamorie; un rapport majeur, “Beyond Conjugality”, publié par l’influante Commission du droit du Canada soulève la question: Les relations légalement reconnues devraient-elles “se limiter à deux personnes?” Dans l’ouvrage “An Introduction to Family Law,” publié par les presses de l’Université Oxford, un professeur de droit britannique commente sur un ton désapprobateur: “L’horreur qu’inspire la bigamie semble prendre ses racines dans l’image traditionnelle du mariage comme lieu exclusif d’une relation sexuelle, et dans le refus d’envisager une telle relation entre partenaires multiples.”95, 96

En même temps, le Projet Alternatives au Mariage, dont les principaux porte-parole s’expriment souvent dans des émissions d’information diffusées par de grandes chaînes de radio et télévision, fait connaître la cohabitation et le mariage homosexuel, y compris la polyamorie, sujet “choque” dans la gamme des alternatives qu’il défend.97 Parmi les organisations affiliées à des institutions religieuses, les Universalistes unitariens pour la conscientisation à la polyamorie espèrent être les premiers à reconnaître et donner leur bénédiction à ces relations.98

Les adeptes de la polyamorie imitent sciemment le langage de ceux qui appuient les lesbiennes, les homosexuels et les bisexuels. Ils se plaignent de devoir garder leurs amours multiples “dans le placard.” Ils disent qu’ils doivent cacher leur style de vie de crainte qu’ils puissent perdre leurs emplois ou la garde légale de leurs enfants, et que révéler leur vraie nature polygame serait “sortir du placard.” Que cette nature, ils n’y peuvent rien.

Les enfants peuvent compliquer les choses. Les sites Internet pour les praticiens de la polyamorie consacrent beaucoup d’espace aux défis auxquels sont confrontés les parents polyamoureux.

Sur le site Livejournal.com, une mère explique: “La polyamorie, c’est ce que mes enfants connaissent. Ils savent que certains enfants on deux parents, d’autres trios ou plus. Il se trouve qu’eux, ils en ont quatre. À vrai dire, la polyamorie n’affecte presque pas les enfants, à moins que vous soyez si préoccupés par vos nouvelles amours que cela vous fasse négliger vos enfants.’99

Sur le même site, une mère ayant plus d’expérience donne des conseilles à une jeune femme enceinte qui ne sait pas comment elle va gérer le bébé et son style de vie polyamoureux: “tre mère… et vivre en polyamorie n’est pas de la torte, mais ça peut se faire. Cela veut dire que parfois vous emenez le bébé avec vous quand vous rendez visite à votre “autre parentaire,” ou que celui-ci passe plus de temps chez vous, avez votre mari et le bébé. Parfois, il y aura des imprévus et vous allez devoir annuler vos projets à la toute dernière minute parce que le bébé est malade… Tous les adultes dans la situation doivent se montrer très patients, mais ça peut se faire. Les premiers six mois sont difficiles.” (italiques de la personne citée)100

Une autre femme est offusquée par le fait que sa meilleure amie n’appuie pas la relation polyamoureuse qu’elle entretient avec un couple dont la fille a six ans. Elle écrit, “Peu importe que cette enfant soit heureuse et contente, selon mon amie, ses parents et moi sommes en train de lui infliger un traumatisme grave parce que nous ne lui cachons pas tout à fait notre relation.” Elle continue en soupirant, “Parfois, des gens intelligents, gentils et raisonnables qui vous connaissent bien peuvent quand même avoir des attitude irrationnelles et des préjugés.”101

Un autre site pour les adeptes de la polyamorie diffuse la plainte suivante: “Un des défis auxquels sont confrontées les familles pratiquant la polyamorie est le manque d’exemples de ce type de relation dans la litérature et les médias.”102 Un site offre une revue pour enfants, “PolyKidsZine.” La revue “appuie les principes et la mission de la Société de polyamorie.” Elle contient “des jeux, des divertissements, des histoires exaltantes à propos de l’éthique des familles vivant en polyamorie.” La collection de livres comprend des titres comme “Le Pouvoir magique des nombreux parents de Marc” et “Les Deux mamans et trois papas de Heather.”103

Personne ne peut prévoir l’avenir de la polyamorie. Mais ce que l’on sait, c’est qu’il y a un autre phénomène qui constitue une attaque culturelle du mariage en tant qu’union de deux personnes: la résurgence de la polygamie.

Ce printemps, une nouvelle série télévisée, Big Love, sur la chaîne HBO, présente une famille imaginaire plutôt sympathique et polygame, vivant dans l’État de Utah. Cette émission a propulsé la polygamie à la une des journaux, et a ravivé le débat sur la légalisation de la polygamie dans les médias, et pas n’importe lesquels! Un article dans le numéro de mars de Newsweek, intitulé “Polygames, unissons-nous!” cite un adepte qui affirme: “La polygamie est la prochaine lutte pour des droits civils.” Il poursuit son argument en disant: “Si un enfant peut avoir deux mères, pourquoi pas deux mères et un père?”104 À la fin de la même semaine, les hôtes de l’émission Today, Lester Holt et Campbell Brown, reçurent une famille polygame et menèrent avec elle un entretien chaleureux.

Au cours du même mois, le New York Times porta une attention particulière à la polygamie. Un article rapportait les réactions de quelques femmes polygames au premier épisode de Big Love. Selon elles, “[La polygamie] peut être un style de vie alternatif viable entre adultes consentants.”105 Dans un autre article de journal, un économiste plaisantait en disant que la polygamie est illégale surtout parce que les législateurs ont peur que dans un tel système ils n’arrivent pas à se trouver des épouses.106 Ailleurs, le journaliste John Tierney présente l’argument que “la polygamie n’est pas pire que l’actuelle alternative américaine, la monogamie en série.” Il ajoute: “…si le meilleur argument qu’on peut trouver contre le mariage homosexual est qu’il pourrait entraîner la légalisation de la polygamie, que la noce commence!”107 Et pour que rien ne manque, la couverture du numéro du 19 juin, 2006 de la revue New Yorker arborait l’image de trois mariées souriantes et un marié sur le point de départ dans une décapotable portant l’inscription “just married”.

L’émission Big Love n’est pas le seul lieu où on met en valeur la polygamie. L’hiver dernier beaucoup de Canadiens ont été outrés lorsque deux études gouvernementales émises par le Ministère de la Justice ont recommandé que la polygamie soit légalisée; un des rapports affirmait que cette mesure est justifiée par le besoin d’attirer plus d’immigrants musulmans qualifiés.

Stanley Kurtz—dont la rubrique a souvent analysé ces développements—disait dans une enquête récente que nombreux juristes aux États-Unis veulent décriminaliser la polygamie. L’article de Jonathon Turley, professeur de droit à l’Université George Washington, en faveur de la polygamie, publié dans USA Today, a été très remarqué; Il n’est qu’un seul parmi beaucoup d’autres. Selon Kurtz, aujourd’hui un grand nombre de juristes experts avances l’argument que “les abus de la polygamie abondent dans l’isolation, la honte et le secret dus à la criminalisation.”108 Ce n’est pas la polygamie qui est le problème, mais seulement la “mauvaise” polygamie. Mais pourquoi une société voudrait-elle accorder la reconnaissance légale aux unions polyamoureuses ou polygames? Une justification possible pourrait être liée à la possibilité de reconnaître comme troisièmes parents les donneurs de sperme et d’ovules pour la conception d’un bébé, comme l’ont proposé l’année dernière la Commission de droit de la Nouvelle Zélande et la Commission de réforme légale de Victoria. Au Canada, on a déjà soumis aux tribunaux la demande de reconnaître trois parents légaux. Dans un cas concernant un couple de lesbiennes qui voulait que le père biologique soit reconnu comme troisième parent, le juge a écrit qu’il aurait voulu accepter la requête si la loi en vigueur ne l’en avait pas empêché.

Lorsqu’on reconnaîtra trois parents légaux ou plus à certains enfants—si jamais cela se fait, l’argument pour reconnaître certaines formes de mariage en groupe est prévisible: “Pourquoi devrait-on nier aux enfants avec trois parents les mêmes protections sociales et légales qu’on accorde aux enfants ayant deux parents?”

Si jamais cela devenait réalité, les enfants seront à plaindre. Nous voyons déjà les repercussions sur la vie des enfants lorsque deux parents se séparent et sont en disaccord quant aux intérêts des enfants. Qu’est-ce que ça serait si trois adultes ou plus ayant des droits par rapport à l’enfant mettaient fin à leur relation? À l’avenir, entre combien de résidences demandera-t-on à un enfant de voyager et de diviser son temps afin de satisfaire les besoins parentaux de ces nombreux adultes? Trois, quatre, plus?

Mais jusqu’au jour où la procréation unisexuelle ou la procréation à trois deviant réalité, les enfants seront le fruit de l’union entre un homme et une femme. Comme dit Sylvianne Agacinski, philosophe française féministe, tous les enfants auront toujours une “origine double”109 : celle de la mère et celle du père, origine que nous ne pouvons pas nier et que les enfants ne peuvent certainement pas ignorer, car ils la voient chaque fois qu’ils se regardent dans le miroir. Lorsque nous changeons l’aspect mère-père du mariage, ou la définition se rapportant à deux personnes, nous changeons également la signification du rôle parental d’une manière qui produira des changements significatifs dans la vie et l’avenir des enfants.

Conclusion
EN CE MOMENT, presque sans débat public, la relation la plus fondamentale pour la survie même des enfants—celle avec leurs parents—est en train d’être transformée de manière radicale par de nouvelles lois, projets de loi et pratiques influençant le mariage, la reproduction et la vie de famille, tandis que l’Etat joue un rôle de plus en plus actif dans la définition de la fonction parentale s’appliquant à de plus en plus de catégories d’enfants.

Etant donné que certaines décisions soient déjà prises, les mesures que devraient prendre l’Etat et les dirigeants sociaux dans un proche avenir ne sont pas claires.

Par exemple, certains pays ont décidé d’interdire le don anonyme de sperme et d’ovules. Cela semble être une mesure positive du point de vue des enfants— puisqu’on peut affirmer, preuves à l’appui, que les enfants ont besoin et ont le droit de connaître leurs origines. Mais accepter l’idée que les enfants conçus à l’aide de donneurs ont le droit de connaître leurs origines, c’est accepter qu’ils puissent avoir une relation avec le donneur (et non seulement un dossier contenant des informations), et même que le donneur puisse obtenir un statut parental légal, comme en Nouvelle-Zélande et en Australie, où des commissions ont proposé d’offrir aux donneurs l’option de devenir le troisième parent légal de l’enfant.

Quel sera l’avenir des enfants ayant trois parents légaux ou plus? Nous n’en savons rien.

En Grande Bretagne, où une nouvelle loi a interdit le don anonyme, le nombre d’hommes prêts à donner du sperme a chuté de manière significative. Par conséquent, les services de santé de l’Etat ont mené une campagne énergique pour recruter des donneurs de sperme et d’ovules, mesure qui non seulement permettait la conception voulue d’enfants qui ne connaîtront pas, et ne seront pas élevés par leurs parents biologiques, mais qui encourageait cet état de choses de manière active.

En même temps, les couples britanniques qui désirent concevoir ont une raison de plus d’aller à l’étranger, dans des pays ou des régions avec moins de règlements— comme l’Espagne, l’Inde, l’Europe de l’Est ou ailleurs—pour se procurer du sperme et des ovules, ou des mères-porteuses, rendant encore plus improbable la possibilité que l’enfant puisse retracer ses origines ou bâtir une relation avec un donneur lointain (et parfois très pauvre) quelque part à l’étranger.

Encore une fois, quelles seront les conséquences pour les enfants? En ce moment, nous ne pouvons pas le savoir. Mais nous avons déjà des raisons sérieuses de nous en inquiéter.

C’est pour toutes ces raisons que ce rapport n’offre pas, en conclusion, la liste habituelle de recommandations spécifiques. Au lieu de quoi, le rapport lance un appel.

Une chose est claire: Quand une société change le mariage, elle change la signification du rôle parental. La transformation révolutionnaire du divorce et la croissance du nombre de femmes élevant seules des enfants ont affaibli les relations des pères avec leurs enfants et ont introduit une multiplicité d’acteurs parfois appelés “parents.”

L’emploi de techniques de procréation assistée par des couples mariés hétérosexuels— et plus tard par des célibataires et des couples de même sexe—a engendré des incertitudes supplémentaires quant à la signification de la maternité et la paternité, et a laissé les enfants face à des pertes insoupçonnées par les adultes.

La légalisation du mariage homosexuel, vue par certains comme un changement mineur n’affectant qu’un petit nombre de gens, introduit la possibilité alarmante de séparer l’institution légale de mariage de tous liens biologiques entre parents et enfants. Entre temps, les réussites obtenues par les adeptes du mariage homosexual ont encouragé d’autres groupes qui désirent abolir la configuration deux-personnes du mariage et de l’unité parentale.

Nous en sommes là. Dans le domaine juridique et dans la culture, le modèle constitué par deux parents naturels perd du terrain et se voit remplacé par l’idée que les enfants vont bien lorsqu’ils sont confiés à un ou plusieurs des adultes nommés parents, du moment que ces parents sont gentils avec eux. Ce changement, qui prend de plus en plus d’ampleur, est encouragé par des adeptes qui se dissent experts dans quelques domaines spécifiques. Mais on peut arrêter cette tendance.

Ceux d’entre nous qui se sentent concernés peuvent et doivent entamer et mener une discussion à propos des vies des enfants et de l’avenir du rôle parental.

Un principe fondateur de cette discussion pourrait être le suivant: Lorsqu’il y a conflit entre les droits des adultes et les besoins des enfants, il faut donner precedence aux intérêts de la partie la plus vulnérable—dans ce cas, les enfants.110 De nombreuses preuves existent pour appuyer l’idée qu’en général un enfant se porte le mieux lorsqu’il est élevé par sa propre mère et son propre père, qui sont maries ensemble. L’adoption reste, bien entendu, une alternative utile en faveur de l’enfant. Quant aux nouveaux types de familles qui deviennent visibles, comme celles où les parents sont des homosexuels ou des lesbiennes, ou celles où les enfants ont été conçus à l’aide de sperme ou d’ovules de donneurs, ou par l’intermédiaire de mèresporteuses, il nous reste à apprendre qu’elles seront les expériences subjectives à long terme de ces enfants.

Afin de donner le temps à cette discussion et à des recherches supplémentaires, ce rapport demande un moratoire, une pause. Avant qu’on comprenne mieux et qu’on puisse déterminer les priorités concernant les besoins des enfants, les législateurs, tribunaux et commissions ne doivent pas ratifier des recommandations ou changements qui subvertissent l’importance normative des mères et des pères dans la vie des enfants, et ne doivent pas appuyer la pratique de refuser sciemment aux enfants à naître la possibilité de connaître et d’avoir une relation avec leur propre mère ou père.

Ils doivent plutôt concentrer leurs efforts sur un questionnement et un débat actifs concernant les besoins des enfants et le rôle des pères et des mères dans leurs vies. Le bien-être des enfants partout dans le monde nous oblige à agir—non pas plus tard, mais maintenant. Au nom de ces enfants, ceux qui sont nés et ceux qui naîtront, nous devons ouvrir un débat parfois dérangeant concernant le bien-être des enfants nés à une époque où on est en train de redéfinir très vite le rôle du père et de la mère. Mais rien n’est inévitable si on agit maintenant.

Notes
1. Les concepts clés sur la fragmentation du rôle parental sont tirés du rapport de Dan Cere, Principal Investigator, The Future of Family Law: Law and the Marriage Crisis in North America, (New York: Institute for American Values, 2005), section sur la filiation.
2. Le projet de loi C-38 a légalisé le mariage homosexuel au Canada. Le mariage homosexual était déjà légal dans sept provinces et un territoire, y compris l’Ontario, la Colombie Britannique et le Québec.
3. Rapporté sous le titre “Actes de naissance espagnols tiennent compte des couples homosexuels,” sur le site Advocate.com, le 8 mars 2006. On y cite un article du journal The Daily Telegraph de Londres. Pour une plus ample discussion, voir George Weigel, “Europe’s Two Culture Wars,” Commentary, mai 2006. Weigel écrit, “… Cette année [en Espagne]…le gouvernement de Zapatero, qui a déjà légalisé le mariage des couples homosexuels et l’adoption par des partenaires de même sexe, et qui a essayé de limiter l’éducation religieuse dans les écoles espagnoles, a annoncé que les mots ‘mère’ et ‘père’ ne figureront plus sur les actes de naissance en Espagne. Selon le bulletin officiel du gouvernement, ‘le terme ‘père’ sera remplacé par ‘progéniteur A’ et ‘mère’ par ‘progéniteur B.” Le directeur du Bureau de l’état civil a expliqué au journal ABC de Madrid que grâce à ce changement le certificat de naissance reflétera la législation espagnole portant sur le mariage et l’adoption. De manière plus percutante, le commentateur irlandais David Quinn perçoit les nouvelles réglementations comme ‘le retrait de la reconnaissance par l’État du rôle des mères et des pères, et l’extinction de la biologie et de la nature.’”
4. Commission de droit de la Nouvelle-Zélande, rapport 88, “New Issues in Legal Parenthood” (avril 2005, Wellington, Nouvelle-Zélande).
5. Commission de réforme juridique de Victoria (Australie), rapport sur les techniques de procreation assistée (avril 2005, Melbourne, Australie), Section 2.35. L’argument soutient que la conception planifiée d’enfants sans relation avec leurs propres mères ou pères contribuerait à ce que les enfants qui ne vivent pas avec leurs mères ou pères se sentent moins stigmatisés.
6. “Rapport de la commission sur la procréation assistée (Irlande),” avril 2005.
7. Christine O’Rourke, citée dans “Reproduction report ‘too radical for legalisation,’” dans The Sunday Times—Ireland, 15 mai 2005, édition en ligne.
8. “ICMR guidelines go a long way in curbing exploitation,” NewIndPress.com 21 juin 2005; c’est nous qui soulignons.
9. Maintes articles ont rapporté que l’interdiction du don anonyme a causé une diminution dramatique du nombre d’hommes prêts à devenir des donneurs en Grande Bretagne. Mais tout récemment l’agence de réglementation des cliniques de fertilité en Grande Bretagne—la Human Fertilisation and Embryology Authority—a nié ces déclarations, disant qu’il s’agissait d’un “myth,” et affirmant que le problème consiste en une “disponibilité inégale” de sperme “à travers le pays.” Voir “Sperm donor law not a deterent,” BBC News, 8 juin 2006, édition en ligne. N’empêche que l’impression, vraie ou fausse, qui persiste est qu’il est très difficile d’obtenir du sperme de donneur en Grande Bretagne, et extrêmement difficile d’obtenir des ovules.
10. Voir “Sperm donor campaign launched,” DeHavilland, National News, 26 janvier 2005; “Every sperm donor recruited costs public £6,250, say critics,” [“Chaque donneur de sperme recruté coûte les contribuables £6,250, selon les critiques”] News Telegraph, Charlotte McDonald-Gibson, 3 juillet 2005, édition en ligne. Aux États-Unis, la cryobanque de la Californie pratique l’identité ouverte des donneurs de sperme depuis 2 décennies. Quelques unes des plus grandes banques de sperme aux États- Unis commencent à proposer cette option. Voir “Sperm donation process moving toward more openness in identifying fathers,” Pittsburgh Post Gazette, par Virginia Linn, 24 août 2005, édition en ligne.
11. Des pressions s’exercent maintenant sur l’État pour que des impôts soient prélevés sur ce commerce lucratif. “Taxman has eye on sperm,” The Copenhagen Post, 3 juin 2005; article n’est pas disponible en ligne. Voir aussi, “Danish tax may drain world’s top sperm bank,” China View, 27 mai 2005. La couverture par les médias de nouvelles se rapportant aux cryobanques a produit une quantité d’histoires concernant des “bébés Viking” blonds, aux yeux bleus, nés partout dans le monde.
12. “Insemination rights for lesbians,” News.com.au via Reuters, 2 juin 2006.
13. Than Nien News, “Doctors call for community sperm donation in Vietnam,” 15 août 2005; article par Thanh Tung, traduit par Minh Phat.
14. Les praticiens médicaux avaient l’habitude de conseiller aux patients recevant des therapies de fécondité (presque toujours des couples hétérosexuels) de garder secret leur recours au sperme de donneurs, pour leur protection ainsi que pour celle de l’enfant. En ce moment, la tendance encourage les parents à être honnêtes avec leurs enfants, mais beaucoup de parents hésitent à le faire, surtout lorsqu’il y a un père légitime dans la famille.
15. “Pressure on Sperm Donor Laws,” The Age, par Carol Nader, 1 juin 2005, édition en ligne; “Ad campaign planned for sperm donor kids,” Tanya Giles, 2 juin 2005, Herald Sun, édition en ligne; voir aussi “Revisiting a law that was ahead of its time,” The Age, 6 juin 2005, éditorial affirmant que “en 1995 il y avait environ 10 000 enfants à Victoria nés à l’aide de sperme ou d’ovules de donneurs.” L’auteur ajoute que les droits des enfants à connaître leurs origines génétiques prévalent sur les droits des parents de ne pas leur révéler cette information. Une discussion plus détaillée de la campagne de publicité visant $100 000 est présentée par Carol Nader dans “Bid to ease trauma as donors seek children,” The Age, 27 janvier 2006, édition en ligne.
16. Bob Egelko, “State Supreme Court upholds rights, responsibilities of same-sex parents,” San Francisco Chronicle, 22 août 2005, édition en ligne; Adam Liptak, “California Ruling Expands Same- Sex Parental Rights,” New York Times, 23 août 2005, édition en ligne; David Kravets, “California Court Protects Kids of Gay Couples,” Associated Press, 23 août 2005.
17. La revue Time a fait le commentaire suivant quand la Cour Suprême a refusé d’entendre un cas de l’État de Washington où le statut parental de facto avait été accordé à l’ancienne partenaire de la mère: “Alors que nous surveillons de près comment les droits des homosexuels sont accordés ou refusés, nous faisons très peu attention au fait que les beaux-parents se trouvent dans le meme marasme légal. Bien que les relations avec des partenaires de la mère ou du père soient omniprésentes, la loi les reconnaît rarement. Dans la plupart des États, les beaux-parents sont considérés des “étrangers légaux,” même s’ils se sont occupés d’un enfant et pourvu à ses besoins pendant des années. Ces personnes n’ont aucune responsabilité officielle et presque pas de droits.” Les décisions des tribunaux relatives aux parents hétérosexuels de facto se dérouleront sans doute de manière imprévue. Po Bronson, “Are Stepparents Real Parents?” Time Magazine, 17 mai 2006, édition en ligne.
18. Une décision subséquente refusait à la donneuse d’ovules toute relation avec l’enfant. La mèreporteuse obtint plus tard la charge des triplets; une décision récente exigeait qu’elle rembourse le père biologique les honoraires qu’il lui avait versés pour ses services, ainsi que la pension alimentaire. La mère-porteuse avait pris les bébés chez elle contre le désir du père biologique qui, selon elle, n’était pas venu visiter les enfants à l’hôpital, avec sa partenaire, pendant six jours après leur naissance. “Surrogate Mom Must Repay Biological Father,” AP, 16 mars 2006.
19. Un procès semblable, où une mere demande que le père, donneur de sperme connu d’elle, pourvoit aux besoins de jumeaux de deux ans, a été intenté dans la region de Chicago. Comme dans le cas de Pennsylvanie, la mère et le père biologique avait fait une entente entre eux concernant le don de sperme. À ma connaissance, aux États-Unis, les hommes qui font don de sperme dans les cliniques n’ont pas été passibles de payer des pensions alimentaires.
20. Lawrence Kalikow, cité dans “PA Legislators Ponder Laws for Egg, Sperm Donors,” dans Pittsburgh Tribune-Review, 5 juin 2005, édition en ligne.
21. Loi HB102 en Ohio. En Nouvelle Zélande, un article du New Zealand Herald intitulé “New hope for childless couples,” rapporte que “un changement significatif de perspective sociale permet que les embryons qui restent lorsque la fertilisation in vitro a réussi pour un couple soient utilisés par d’autres couples qui essayent de procréer.” New Zealand Herald, par Stuart Dye, 8 septembre 2005, édition en ligne.
22. Le gouverneur Mitt Romney s’est opposé à cette mesure et a demandé aux hôpitaux, lorsque cette situation se présente, de rayer le mot “mère” ou “père” et de le remplacer par “deuxième parent.” Il a précisé: “De toute manière, chaque enfant a une mère et un père. Ils ont le droit de savoir qui ils sont…” Voir “Massachusetts debates birth certificates for babies of same sex couples,” Fox News.com, 27 juillet 2005.
23. Une version atténuée de la même attitude est illustrée par une ville en Australie qui, à l’aide de fonds régionaux et fédéraux, a diffuse une brochure intitulée “We’re Here” [“Nous sommes ici”] à plus de 2000 garderies, afin d’encourager le personnel à surmonter la homophobie. La brochure recommandait l’utilisation des termes “Partenaire A” et “Partenaire B” sur les formulaires, au lieu de “mère” et “père.” Herald Sun, 5 août 2005, par Susie O’Brien.
24. Un article récent concernant cette politique a paru en première page du journal Montreal Gazette le 1 juin 2005.
25. Le juge Paul Rivard de la Cour Suprême, cité dans l’article “Court rules lesbians can be comothers; Ontario gives 12 months to change law,” par Tracey Tyler, Toronto Star, 7 juin 2006.
26. En ce qui concerne l’adoption, la décision de révéler ou non l’identité de la mère de naissance est sujette à contreverse, en partie par crainte que la perte d’anonymité influencera les femmes à interrompre la grossesse.
27. Larry Fischer-Hertz, “Ulster gay couple wins legal battle; son’s birth certificate is changed,” Poughkeepsie Journal, 19 janvier 2006. L’enfant a été adopté en Virginie.
28. Voir “Emmett has two mommies: the next gay rights battle heads to court,” Portland Mercury News, 9 avril 2006, édition en ligne.
29. Assemblée Nationale de France, “Rapport parlementaire sur la famille et les droits des enfants,” 26 janvier 2006.
30. La Finlande offre également une certaine résistance à la redéfinition du parent. Un article paru dans ce pays rapporte qu’il y a “débat intense” autour d’un projet de loi qui soumettrait les therapies de fécondité à une réglementation. À la tête de ceux qui sont contre le projet de loi se trouvent les Chrétiens Démocrates, qui forment l’opposition, et surtout Paivi Rasanen, présidente du parti. Elle soumet, comme son principal argument, que d’être sans père pour un enfant est pire que d’être sans enfants pour un adulte; par conséquent, le droit de l’enfant à un père doit avoir priorité sur tous autres droits dans ce domaine. Tiré de “Opinions deeply polarized in parliamentary debate on fertility treatment bill,” Helsingin Sanomat, 24 février 2006, édition en ligne. La Chine interdit, elle aussi, la vente de sperme et d’ovules, et a déclaré récemment que ceux qui tirent profit des services de mèresporteuses seront punis. Bien entendu, la réglmentation de la procréation en Chine, et surtout l’application coercitive de la politique de l’enfant unique, donnent lieu à d’autres objections.
31. Voir http://www.unicef.ort/crc/. Les débats au moment de la ratification montrent clairement que pour les signataires du traité le mot “parents” signifie la propre mère et propre père de l’enfant.
32. Elizabeth Marquardt, Between Two Worlds: The Inner Lives of Children of Divorce (New York: Crown Publishers, sept. 2005); Judith Wallerstein, Julia Lewis et Sandra Blakeslee, The Unexpected Legacy of Divorce: A 25-Year Landmar.k Study (New York: Hyperion, 2000).
33. Les personnes conçues à l’aide de donneurs disent que ce type de conception est très différente de l’adoption. Les enfants adoptés savent que leurs parents biologiques, pour une raison ou pour une autre, n’ont pas pu les élever. Savoir cela peut être douloureux. En même temps, ils savant que les parents qui les élèvent sont aussi ceux qui, avant la conception, ont décidé, intentionellement, de les priver d’une relation avec au moins un de leurs parents biologiques. La douleur qu’ils pourraient ressentir n’est pas causée par un parent biologique inconnu qui les a abandonnés, mais par le parent qui les élève et s’occupe d’eux tous les jours. Savoir cela crée un conflit entre la loyauté et l’amour qu’ils ont pour les parents qui les élèvent et la quête d’identité qui survient à l’adolescence. Lorsque les jeunes gens conçus à l’aide de donneurs demandent: “Qui suis-je? Quelles sont mes origines? Pourquoi suis-je ici?” ils confrontent souvent une multitude d’incertitudes que notre culture ne comprend qu’à peine. Par exemple, Joanna Rose, étudiante de doctorat conçue à l’aide de donneur, écrit: “Nos liens de parenté ont été brisés dans le cadre d’un ‘service’ rendu aux parents qui nous ont élevés. Contrairement au principe étayant l’adoption, il ne s’agit pas d’un dernier recours, et les liens de parenté brisés ne peuvent pas être dans notre intérêt…” Voir http://familyscholars.org/?p=4488.
34. Tangled Webs est une organisation dont le siège est à Victoria, en Australie; elle relie de jeunes adultes partout dans le monde qui ont été conçus à l’aide de donneurs. Une autre organization pour adultes conçus à l’aide de donneurs a été créée au Japon: “Japanese children of anonymous sperm donors seek support, right to truth,” [“Enfants japonais de donneurs anonymes demandent soutien, droit de savoir,”] tiré de Yomiuri Shimbun, reproduit dans le Fort Wayne News Sentinel, 5 juillet 2005, édition en ligne.
35. “I want to know where I come from,” [“Je veux savoir d’où je viens”] BBC News, 26 avril 2005, édition en ligne; “Sperm and the quest for identity,” [“Sperme et quête d’identité”] BBC News, 1 juin 2005, édition en ligne; Nancy J. White, “Are you my father?” [“Es-tu mon père?”] Toronto Star, 16 avril 2005, édition en ligne; Carol Nader, “My dad is my dad, but who gave the sperm?” [“Mon père et mon père, mais qui a donné le sperme?”] The Age (Australie), 3 juin 2005, édition en ligne; Judith Graham, “Sperm donors’ offspring reach out into past,” [“Les enfants des donneurs de sperme se tournent vers le passé”] Chicago Tribune, 19 juin 2005, édition en ligne; et la liste continue.
36. Aux États-Unis, voir http://www.donorssiblingregistry.com, site créé par une mère afin d’aider son fils, conçu à l’aide de donneur, à retrouver des demi-frères et demi-soeurs. Le site a été présenté dans le cadre d’émissions tels que Good Morning America, The Today Show, Oprah et beaucoup d’autres. En Grande Bretagne, voir http://www.ukdonorlink.org.uk, centre bénévole d’échange d’information et de contact unique en son genre, fondé par le Ministère de la Santé. Son mandat est “d’encourager plus de donneurs, enfants de donneurs et leurs demi-frères et demi-soeurs de s’inscrire sur les listes du centre afin de se donner la possibilité de se contacter.” Voir “UK Donor Link Confirms Matches for Half-Siblings,” Medical News Today, 1 juin 2005, édition en ligne. Il est tout de même ironique que le Ministère de la Santé en Grande Bretagne finance d’une part le recrutement de donneurs de sperme et d’ovules, et d’autre part les efforts des adultes conçus à l’aide de donneurs de contacter leurs donneurs et leurs demi-frères et soeurs. En Nouvelle Zélande, le gouvernement vient de créer un Registre semblable de donneurs en août 2005: “Le Registre des techniques de procréation humaine assistée enregistrera tous les dons futurs faits dans les cliniques de procréation assistée, et qui mènent à des naissances, ainsi que des données concernant les donneurs et les naissances préalables. Cela permettra aux donneurs futurs et à leurs enfants de connaître leurs identités réciproques, et fournira la même possibilité à ceux qui ont participé à des thérapies de fécondité préalables, si les uns et les autres y consentent.” http//www.stuff.co.nz/stuff/0,2106,3385637a7144,00html “New register for donors and donor offspring launched,” 22 août 2005.
37. L’absence évidente du père biologique dans les familles constituées par des mères volontairement célibataires et par des couples de lesbiennes et leurs enfants explique le fait que souvent ces mères parlent ouvertement à leurs enfants du fait qu’ils ont été conçus à l’aide de sperme de donneur; par contre, les études montrent que la plupart des femmes mariées, hétérosexuelles, ne disent pas à leurs enfants qu’ils ont été conçus à l’aide d’ovules de donneur. Voir Nancy Hass pour une analyse de cette situation: “Whose Life Is It Anyway?” Elle Magazine, septembre 2005. Un des nombreux commentaires perspicaces de Nancy Hass attire l’attention sur le fait que des femmes célèbres plus âgées peuvent devenir enceintes avec des ovules de donneur afin de donner l’impression qu’elles sont en bonne santé et encore jeunes. (Parmi les hommes mariés hétérosexuels, on observe une diminution du recours au sperme de donneur, grâce au traitement efficace de la stérilité masculine.)
38. Ce langage est celui employé par des adolescents à Amy Harmon conçu à l’aide de sperme de donneur: “Hello, I’m Your Sister. Our Father is Donor 150,” [“Bonjour, je suis ta soeur. Notre père est le donneur 150”] New York Times, 20 novembre 2005, première page.
39. Joanne Rose, blogue Family Scholars
40. Voir Abigail Gardner, Families Like Mine: Children of Gay Parents Tell It Like It Is (New York: Harper Paperbacks, 2005).
41. Une des études peu nombreuses portant sur leurs attitudes est celle de J.E. Scheib, M. Riordan et S. Rubin, “Adolescents with open-identity sperm donors: reports from 12-17 year olds,”
[“Adolescents avec donneurs identifiés: témoignages d’enfants entre 12 et 17 ans”] Human Reproduction, vol. 20, no.1, European Society of Human Reproduction and Embryology 2004, ps. 239- 252. La plupart des adolescents qui ont rempli le questionnaire ont répondu qu’ils allaient prendre contact avec le donneur parce que cela les aiderait à apprendre d’avantage sur eux-mêmes. Ils dissent se sentir “assez jusqu’à très à l’aise” concernant leurs origines. Très peu d’entre eux disent qu’ils désirent une relation “père-enfant” avec le donneur de sperme, et aucun d’entre eux ne désire lui demander de l’argent. (Un des principaux soucis de cette étude était l’effet du don identifié sur les adultes, ainsi que sur les enfants, et la plupart des rapports sur l’étude dans les médias soulignaient “les bonnes nouvelles” pour les adultes, telles que: “Children ‘respect privacy’ of their sperm donor fathers,” [“Les enfants respectent la vie privée de leurs pères donneurs de sperme”] News Telegraph, par Nic Fleming, 12/11/2004, édition en ligne.) Bien que les résultats de l’étude méritent d’être pris en compte, une enquête avec choix de réponse à cocher n’est pas la méthode idéale de juger des expériences subjectives des adolescents. Il est plutôt difficile, également, d’enquêter sur des adolescents et des enfants vivant encore chez leurs parents et dépendants d’eux. Il est probable qu’on obtiendrait un portrait différent au moyen d’entretiens approfondis et plus longs avec de jeunes adultes indépendants qui sont plus ouverts et qui ont réfléchi à leur enfance, surtout si on se fie à ce
qui commence à être rapporté par de jeunes adultes conçus à l’aide de donneurs.
42. Narelle Grech et Joanna Rose ont affiché leurs commentaries sur Family Scholars Blog au: http://www.familyscholars.org.
43. Cité dans Tom Sylvester, “Sperm Bank Baby to Meet Test Tube Dad,” National Fatherhood Initiative, Fatherhood Today, page 4, vol. 7, no. 2, printemps 2003. Parmi les sources pour cet article: Brian Bergstein, “Woman to meet her father—a sperm donor,” Associated Press, 30 janvier 2002; Yomi S. Wronge, “PA teen to contact dad who was sperm donor,” Mercury News, 20 janvier 2002; Trisha Carlson, “Sperm bank baby to learn donor’s name,” KPIX Canal 5, 1 février 2002; et Tamar Abrams, “Test Tube Dad,” sur http://www.parentsplace.com, 1 avril 2002.
44. “I want to know where I come from,” BBC News, 26 avril 2005, édition en ligne.
45. Judith Graham, “Sperm donors’ offspring reach into past,” Chicago Tribune, 19 juin 2005, edition en ligne.
46. Idem.
47. “Japanese children of anonymous sperm donors seek support, right to truth,” [“Enfants japonais de donneurs anonymes de sperme demandent soutien, droit de savoir”] tiré de Yomiuri Shimbun, reproduit dans Fort Wayne News Sentinel, 5 juillet 2005, édition en ligne. Au Japon également, une femme de 39 ans conçue à l’aide de donneur a dit à un journaliste: “J’ai le sentiment d’être venue au monde pour satisfaire le désir de ma mère. Après sa mort, je me suis demandée s’il me restait une raison de vivre.” Elle a ajouté: “… Je n’arrive pas à me débarrasser de l’impression que je ne suis pas née tant que fabriquée.” (italiques dans l’article) Voir Tomoko Otake, “Lives in Limbo,” The Japan Times, 23 août 2005, édition en ligne.
48. Beaucoup d’adultes conçus à l’aide de donneurs se pose la question des demi-frères et soeurs: en ont-ils et combien? Cela, pour deux raisons: parce qu’ils veulent connaître leur parenté pour mieux comprendre qui ils sont, et parce qu’ils ont peur d’entamer des relations amoureuses, à leur insu, avec un de ces frères ou soeurs (ou que leurs enfants en fassent autant avec les enfants de ces demi-frères ou soeurs). Étant donné que bon nombre d’enfants à peu près du même âge ont pu être conçu à l’aide du même donneur de sperme, qu’il soit possible qu’ils habitent dans la région de la banque de sperme, et que, de surcroît, le fait de partager avec quelqu’un la moitié de son patrimoine génétique donne un sentiment de “familiarité” qui rend la personne attrayante (surtout si on ne sait pas qu’il y a un lien de parenté), la peur d’une rencontre amoureuse avec un demi-frère ou une demi-soeur n’est pas déraisonnable. Narelle Grech, adulte conçue à l’aide de donneur, pose la question suivante sur Family Scholars Blog: “Est-il possible qu’à l’avenir nous allons tous devoir nous soumettre à des tests ADN avant de sortir avec quelqu’un, “au cas où?” Dans un article de journal, une mère qui a eu recours à l’insémination avec donneur affirme sur un ton optimiste que son fils devra demander à ses partenaires de se soumettre à des tests ADN une fois qu’il aura “une vraie vie amoureuse.” Voir Kay Miller, “Le patrimoine du donneur 1047,” Minneapolis Star Tribune, 21 août 2005, édition en ligne.
49. Dear Abby, San Jose Mercury News, 2 janvier 2005, édition sur site. Abby a répondu à la jeune fille, sur un ton expéditif, que le donneur “accomplit une action noble” et que “son identité est impossible cz`fazdà retracer.”
50. Cette réaction equivaut à dire à un enfant de parents divorcés qu’il devrait être reconnaissant pour le divorce, puisque sans lui il n’aurait pas eu le demi-frère ou demi-soeur né(e) d’un marriage subséquent. Il n’y a pas de fondement rationnel ou compatissant pour suggérer à quelqu’un qui essaie de parler de son histoire que faire cela équivaut à un désir d’effacer une vie humaine, la sienne ou celle d’un autre.
51. Blaine Hardin, “2-Parent Families Rise After Change in Welfare Laws, New York Times, 12 août 2001. Environ deux-tiers des divorces mettent fin à des marriages peu conflictuels; environ un tiers des divorces mettent fin à des mariages caractérisés par beaucoup de conflit. Voir Paul R. Amato et Alan Booth, A Generation at Risk: Growing Up in an Era of Family Upheaval (Cambridge: Presses de l’Université Harvard, 1997), p. 220.
52. Voir citations complètes dans Why Marriage Matters: Conclusions from the Social Sciences, deuxième édition, (New York: Institute for American Values, 2005); voir aussi “Evaluating Marriage: Does Marriage Matter to the Nurturing of Children,” par Robin Fretwell Wilson, 42 San Diego Law Review (2005): 847-881.
53. Les filles dans des familles recomposées ont un risque légèrement plus élevé d’être enceintes pendant l’adolescence, par rapport aux filles dans des familles monoparentales; elles ont un risqué beaucoup plus élevé d’être enceintes pendant l’adolescence que les filles avec des parents qui n’ont pas divorcé. Les enfants élevés dans des familles recomposées sont également plus aptes à se marier pendant l’adolescence, par rapport aux enfants dans des familles monoparentales ou des familles où les parents n’ont pas divorcé. (Voir Why Marriage Matters, notes de bas de page 36 et 37.) En ce qui concerne les résultats scolaires, les enfants dont les parents se remarient n’obtiennent pas, en général, de meilleurs résultats que les enfants élevés par leurs mères qui sont seules. (Why Marriage Matters citation 84.) Une étude récente a trouvé que les garçons élevés dans des familles monoparentales ont un risque deux fois plus élevé, et les garçons dans des familles recomposées ont un risque deux fois et demi plus élevé de commettre un crime entraînant l’emprisonnement avant l’âge de trente ans. (Why Marriage Matters, note de bas de page 130.) Les adolescents dans des familles monoparentales et recomposées sont impliqués dans des actes délinquants plus souvent que les adolescents dont les parents sont restés mariés. (Why Marriage Matters, note de bas de page 131.) Les enfants vivant avec des mères célibataires, avec les partenaires masculins de leurs mères ou avec des beaux-pères ont un risque plus élevé d’être abusés. (Notes de bas de page sur les beaux-pères, voir Why Marriage Matters notes de bas de page 153-155.)
54. Des enfants d’unions précédentes font parfois partie de familles homosexuelles qui ressemblent, sur ce plan, aux belles-familles. D’autres couples homosexuels mariés qui existent avant la naissance ou l’adoption des enfants ressemblent sous certains aspects des familles hétérosexuelles intactes, bien que dans ces couples au moins un des parents n’est pas le parent biologique de l’enfant, comme dans les belles-familles (ou les familles hétérosexuelles adoptives).
55. Robin Fretwell Wilson écrit, “Ces études sur les familles désunies fournissent des résultats différents relatifs au pourcentage de filles molestées pendant l’enfance. Cependant, que le chiffre précis soit 50% ou même 25%, le taux est phénoménal et indique que le risque pour les filles après un divorce est beaucoup plus élevé que nous l’avions imaginé.” Elle ajoute, “Malgré ces études, il est très étonnant qu’un si grand nombre de filles dans des familles désunies disent avoir subi des abus sexuels pendant l’enfance. Toutefois, puisque plus de soixante-dix études du domaine des sciences sociales conferment la relation entre le divorce et la molestation, on ne peut pas douter que le risque soit réel. Bien que ce soit difficile à accepter, la vulnérabilité sexuelle d’une fille suite à un divorce augmente considérablement, et rien n’indique que ce risque va diminuer.” Dans “Children at Risk: The Sexual Exploitation of Female Children after Divorce,” 86 Cornell Law Review 251: janvier 2001, p. 256.
56. Joseph H. Beitchman et al., “A Review of the Short-Term Effects of Child Sexual Abuse,” 15 Child Abuse and Neglect 537, 550 (1991), cité dans Robin Fretwell Wilson, note de bas de page 9.
57. Martin Daly et Margot Wilson, 1996. “Evolutionary Psychology and Marital Conflict: The Relevance of Stepchildren,” dans Sex, Power, Conflict: Evolutionary and Feminist Perspectives, sous la direction de David M. Buss et Neil M. Malamuth (Oxford: Presses de l’Université Oxford): 9-28, cite dans Why Marriage Matters: Twenty-One Conclusions from the Social Sciences, publié par le “Center of the American Experiment,” la “Coalition for Marriage, Family and Couples Education,” et le “Institute for American Values” (2002).
58. Tiré de W.D.Hamilton, “Significance of paternal investment by primates to the evolution of malefemale associations”, dans Primate Paternalism, sous la direction de D.M. Taub (New York: Van Nostrand, 1964), ps. 309-335.
59. Tiré de M.S. Smith, “Research in developmental sociobiology: Parenting and family behavior,” dans Sociobiological perspectives on human development, sous la direction de K.B. MacDonald (New York: Springer-Verlag, 1988), ps. 271-292.
60. David Popenoe, “The Evolution of Marriage and the Problem of Stepfamilies: A Biosocial Perspective,” dans Stepfamilies: Who Benefits? Who Does Not?” sous la direction de Alan Booth et Judy Dunn (Hilldale, New Jersey: Lawrence Erlbaum Associates, 1994), ps. 3-27.
61. Voir citations complètes dans “Do Mothers and Fathers Matter? The Social Science Evidence on Marriage and Child Well-Being,” iMapp Policy Brief, 27 février 2004 (Washington, D.C.: Institute for Marriage and Public Policy).
62. Attestation de Stephen Lowell Nock, Halpern c. Ministre de la Justice du Canada, No. 648/00 (Cour Suprême Ontario).
63. Voir “Do Mothers and Fathers Matter? The Social Science Evidence on Marriage and Child Well-Being,” iMapp Policy Brief, 27 février 2004 (Washington, D.C.: Institute for Marriage and Public Policy.
64. Environ deux tiers des divorces mettent fin à des mariages peu conflictuels; environ un tier met fin à des mariages très conflictuels. Voir Paul R. Amato et Alan Booth, A Generation at Risk: Growing Up in an Era of Family Upheaval (Cambridge: Harvard University Press, 1997), p. 220.
65. “Family Vacation,” par Michael Leahy, Washington Post Magazine, 19 juin 2005, édition en ligne. D’autres versions dans les médias conprennent, “Anonymous Sperm Donor Meets Kids,” CBS News, New York, 23 août 2005, en ligne: http://www.cbsnews.com.
66. Voir http://www.parentsincluded.com.
67. http://groups.yahoo.com/group/to-parent. Rappelons que le terme “coparent” est aparu dans le contexte des couples divorcés où les mères et les pères étaient encouragés à être des “coparents” efficaces après leur séparation. Maintenant, le terme est employé couramment pour décrire également les situations où des hommes et des femmes (homosexuels ou hétérosexuels), bien avant la naissance d’un enfant, formulent sciemment le projet d’élever l’enfant ensemble, sans qu’ils soient liés par une relation sentimentale et, en général, sans qu’ils habitent ensemble.
68. L’annonce donnait une adresse de boîte postale et précisait: “Doit être blanc, en bonne santé, sans antécédents familiaux d’SDA ou SDAH.” Site visité le 12 juillet 2005.
69. “Baby Mamas,” par Rodney Thrash, St. Petersburg Times, 6 mai 2005, édition en ligne.
70. “All About Eves,” par Anne A. Jambara, Philippine Daily Inquirer, 8 mai 2005, édition sur site.
71. Voir Sara Butler Nardo, “De Facto Parenthood: The reformers’ latest unwholesome innovation in family law,” The Weekly Standard, 6 mars 2006. L’auteur soutient que les tribunaux se basent sur une “définition circulaire” selon laquelle “un parent est celui qui accomplit la fonction de parent…” En novembre 2005, l’État de Washington a accordé, lui aussi, le statut de parent psychologique à l’ancien partenaire d’un parent (en l’occurrence, l’ancienne amie de la mère); la décision du tribunal est citée sur le site http://www.courts.wa.gov/opinions/?fa=opinions.opindisp&docid=756261MAJb. Pour une réfutation de l’argument de Nardo, voir Dahlia Lithwick, “Why courts are adopting gay parenting,”
[“Pourquoi les tribunaux appuient les parents homosexuels”] rubrique Opinion, Washington Post,12 mars 2006, B02.
72. Voir Po Bronson, “Are Stepparents Real Parents?” Time Magazine, 17 mai 2006, édition en ligne, pour un exposé du cas “parent de facto” de l’État de Washington, et ces implications pour environ le tiers des américains qui vivent dans des belles-familles.
73. Frances Gibb, “Mother loses her children to former lesbian partner,” The Times Online, 7 avril 2006.
74. Bien sûr que c’est désolant de voir un parent briser la relation d’un enfant avec une personne qui lui est proche. Malheureusement, cela peut se produire dans toutes sortes de situations: une mere qui éloigne l’enfant des parents de son ex-mari, des parents qui éloignent les enfants d’oncles et tantes qui les aiment, des parents qui renvoient soudain une nourrice à qui les enfants sont attachés, et ainsi de suite. La loi n’a pas le pouvoir de guérir ces blessures, et les tentatives dans ce sens—avec intervention de l’État dans des décision privées prises par des mères et des pères et qui ne se traduisent pas par abus ou abandon des enfants—sont aptes à causer plus de mal que de bien aux enfants en question. De plus, si dans certains États les couples de même sexe font l’objet de discrimination quand ils demandent le statut de deuxième parent adoptif (c’est-à-dire, s’ils trouvent le processus plus exigeant qu’il ne l’est pour les couples hétérosexuels faisant la même demande), ou si cette option n’est pas disponible dans certains États, la bonne solution serait de régler les problèmes liés à l’adoption par le deuxième parent, et non pas d’avoir recours a posteriori à une toute autre catégorie générale appelée “parent psychologique.”
75. La firme “Family Evolutions” de New Jersey, qui appartient à un couple de lesbiennes ayant des enfants, a créé une camisole et une bavette pour enfants, portant l’inscription “Mon papa s’appelle Donneur.” (Sur leur site Web on peut voir leur jeune fils habillé de la camisole en question.) Voir Elizabeth Marquardt “Kids Need a Real Past: Children with Donor Parents Suffer when Those Raising Them Downplay Their Origins,” dans Chicago Tribune, 15 mai 2005. Disponible sur le site http://www.americanvalues. org/html/donor.html.
76. “Egg donor has parenthal rights, courts say,” [“Tribunal décide que donneur de sperme a des droits parentaux”] article dans Pittsburgh Post-Gazette, 10 septembre 2005, édition en ligne.
77. Aux États-Unis, l’Université Harvard a annoncé récemment son intention de commencer à mener de la recherche sur des cellules souches, grâce à un financement privé. Harvard se joint à l’Université de Californie à San Francisco et à quelques entreprises privées dans ce projet; ces equips de recherche ont pour but de cloner des embryons humains génétiquement compatibles avec des patients.
78. De plus en plus, la distinction entre le clonage “thérapeutique” et “procréatif” semble disparaître dans les médias—et, selon certains, ce ne sont que les ultra-conservateurs qui s’opposent au clonage. Par exemple, au NPR, l’académicien Alan Wolfe a déclaré que le pape Benoit est d’extrême droite parce qu’il s’oppose, entre autres, au “clonage.” Semblablement, dans une rubrique, Maureen Dowd écrivait qu’une des nombreuses inquiétudes graves concernant le nouveau pape est qu’une fois il a déclaré que le clonage est “plus dangeureux que les armes de destruction massive.”
79. Alok Jha, “Process Holds Out Hope for Childless Couples,” Guardian, 20 mai 2005, edition en ligne.
80. Idem.
81. Une jeune femme en Grande Bretagne est morte récemment du syndrome d’hyperstimulation ovarienne (SHSO), l’effet secondaire à haut risque le plus commun du don d’ovules. Une autre femme atteinte de SHSO, qui a subi un accident cérébro-vasculaire avec atteinte cérébrale, vient de gagner une poursuite judiciaire majeur en Grande Bretagne.
82. Mark Henderson, “Cloning team calls for IVF egg donations,” Times Online, 31 mai 2005; “Cloning research egg donor plan: women could be allowed to donate their eggs for therapeutic cloning research under new rules to be considered by fertility watchdog,” [“Projet de don d’ovules pour recherche sur le clonage: femmes pourraient obtenir le droit de donner leurs ovules à la recherche sur le clonage thérapeutique selon nouvelles règles examinées par autorités régissant procréation”] Informations BBC en ligne, 14 février 2006.
83. Au Japon en 2004, des scientifiques ont créé une souris à partir de la matière génétique de deux femelles—c’est-à-dire, une souris avec deux mères génétiques et sans père génétique. Pour ce faire, ils ont créé plus de 450 embryons, dont 370 ont été implantés et 10 sont nés vivants. Un seul vécut jusqu’à l’âge adulte. Les autres sont morts de toute une gamme de malformations congénitales. Voir Bijal P. Trivedi, “The End of Males? Mouse Made to Reproduce without Sperm,” National Geographic News, 21 avril 2004, édition en ligne. Comment pourrait-on envisager des expériences de ce genre avec des enfants?
84. James Meikle, “Sperm and egg could be created from stem cells, says new study,” Guardian, 2 juin 2005, édition en ligne.
85. Maxine Firth, “Stem cell babies could have single parent,” New Zealand Herald, 21 juin 2005, édition en ligne.
86. Milanda Route, “Doing Away with Donors,” Herald Sun (Australie), 21 juin 2005, édition en ligne.
87. “Stem cell research may provide hope to gay couples,” [“Recherche sur cellules souches pourrait donner de l’espoir aux couples homosexuels”] en anglais sur le site http://www.proudparenting.com, 30 juin 2005. D’autres articles dans les médias plus tard la même année comprennent celui de Hannah Seligson, “Science’s hope of two genetic dads; stem cell research could soon enable both partners in gay, lesbian couples to pitch in,” Gay City News, 8-14 septembre 2005, édition en ligne. L’article cite un médecin (qui n’est pas impliqué dans la recherche) qui affirme que “les couples homosexuels doivent souvent confronter le problème pénible de ne pas être des parents génétiques.” Le journalist écrit, “On espère que cette nouvelle découverte pourra atténuer le stress lié à ce problème chez les couples homosexuels qui créent des familles.” L’article passe sous silence le risque de graves problèmes de santé (et autres risques) pour les embryons ou les enfants en question.
88. Roger Highfiel et Nic Fleming, “Scientists create human embryo without a father; source of stem cells: ‘virgin’ territory for British researchers,” The Daily Telegraph, 10 septembre 2005, édition en ligne.
89. Mark Henderson, “Scientists win right to create human embryo with three genetic parents,” Times Online, 9 septembre 2005.
90. Dans son article, “Where Babies Come From: Supply and Demand in an Infant Marketplace,” Harvard Business Review, février 2006, ps. 133-142, Debora L. Spar suggère que la réglementation du marché de l’industrie de la procréation aux États-Unis pourraient, entre autres choses, assurer l’égalité des adultes. Elle écrit, “Les législateurs… pourraient décider qu’avoir des enfants est un droit fundamental et que, par conséquent, la société doit trouver un moyen de fournir au moins un enfant à tous ceux qui veulent être parents” (p.140). Spar n’affirme pas qu’elle appuie cette idée, mais elle ne l’oppose pas non plus. Cette suggestion est la formulation la plus claire à date du droit des adultes poussé jusqu’à sa conclusion logique—et effrayante.
91. Confrontés à la possibilité du mariage en groupe, au recours accru au sperme et aux ovules de donneurs et aux mères-porteuses, ainsi qu’aux progrès des techniques de procréation, certains adeptes du mariage homosexuel affirment que les hétérosexuels sont presque entièrement responsables de ces changements révolutionnaires en termes de mariage et de filiation, étant donné leurs taux élevés de divorce, les naissances hors du mariage, et le recours initial au sperme et aux ovules, ainsi qu’aux mères-porteuses. Comme l’a écrit Stephanie Coontz dans le New York Times (“The Heterosexual Revolution,” 5 juillet 2005), “Les homosexuels et les lesbiennes ont regardé la révolution suscitée par les hétérosexuels et se sont aperçus que selon ses normes le mariage pouvait s’appliquer à eux aussi.” Ces critiques ont raison dans une certaine mesure. Les hétérosexuels ont bel et bien semé la confusion dans la signification du mariage et de la filiation. (Je passe le plus clair de mon temps à étudier les effets du divorce sur les enfants.) Mais là où les critiques se trompent, c’est qu’ils ne tiennent pas compte du fait qu’aucun des changements légaux et sociaux précédents n’a exigé la redéfinition légale du mariage. Le mariage homosexuel exige que l’on redéfinisse cette institution en utilisant des termes neutres, sans identification du sexe des personnes, qui rendent impossible à la loi et à la culture d’affirmer le besoin réel des enfants d’une mère et d’un père (au lieu de quoi, la loi et la culture ne peuvent
qu’affirmer que l’enfant a besoin de “deux parents.” Parce que la grande majorité des enfants dans la population ont des parents hétérosexuels, et non pas homosexuels, mettre fin au dialogue concernant l’importance des mères et des pères aura une influence néfaste surtout et principalement sur ce groupe très majoritaire d’enfants. Attirer l’attention sur les conséquences troublantes, et peut-être non voulues, de la légalisation du mariage homosexuel n’a pas pour but de stigmatiser les couples homosexuels qui élèvent des enfants. Ces couples ont vécu et continueront à vivre en famille avec des enfants. Je suis convaincue qu’ils ont besoin de protections légales et sociales pour eux et pour leurs enfants, et je crois qu’on ne doit pas les priver des enfants dont ils sont les parents naturels. Mais il pourrait y avoir des conséquences significatives non voulues pour la grande majorité d’enfants de parents hétérosexuels lorsque nous éliminons les mères et les pères du mariage et du droit de la famille, et que nous créons un code légal neutre, dont le sexe des personnes est absent.
92. La plus grande partie de ce segment sera publiée dans un article (“The Future of Polygamy: Two Mommies and a Daddy”) par Elizabeth Marquardt, dans Christian Century, à paraître.
93. Reid J. Epstein, “Whole lotta love; Polyamorists go beyond monogamy,” Milwaukee Journal- Sentinel, 12 septembre 2004, édition en ligne.
94. Trevor Stokes, Columbia News Service, “A polylife: monogamy with more partners,” Chicago Tribune, consulté 24 février 2006, édition en ligne.
95. Voir Dan Cere, The Future of Family Law.
96. Pour attirer l’attention sur leur argument voulant que des droits matrimoniaux doivent être accordés non seulements aux couples homosexuels, mais aussi à tout groupe d’adultes aimants (lié ou non par une relation conjugale), 250 académiciens de marque et leaders sociaux ont publié une déclaration à la fin de juillet 2006 intitulée “Beyond Same-Sex Marriage: A New Strategic Vision for All Our Families and Relationships”. Pour consulter le sommaire exécutif, la déclaration complète et la liste des signataires, voir http://www.beyondmarriage.org.
97. Consultez le site Web: http//www.unmarried.org. À gauche, liste des “hot topics.”
98. Voir http://www.uupa.org.
99. http://www.livejournal.com/community/polyamory/890327.html. Ce que je trouve de très troublant dans ce contexte est l’acceptation commune que lorsque des adultes commencent une nouvelle relation et/ou habitent avec un nouvel partenaire, ils deviennent les “parents” des enfants qu’ils ont déjà chacun. Les enfants avec des parents hétérosexuels célibataires ou divorcés vous diront que le fait que leur parent ait une relation sexuelle avec quelqu’un ne fait pas en sorte que cette personne soit vue automatiquement comme un parent par l’enfant. Même le mariage (comme dans les bellesfamilles) ne crée pas automatiquement (légalement ou psychiquement) une relation parent-enfant. En général, des liens filiaux basés sur la confiance un beau-parent et un enfant se construisent lentement, et parfois pas du tout. Qui plus est, un beau-parent doit adopter l’enfant afin de devenir son parent légal (et avant que l’adoption puisse avoir lieu, il faut annuler les droits parentaux de l’autre parent biologique de l’enfant — processus juridique exténuant.
100. http://www.livejournal.com/community/polyamory/890327.html.
101. Idem. Sur le même site, une autre mère écrit qu’elle applique une “règle simple” pour son fils de 12 ans quand il lui rend visite: “Ce qui se passe chez maman ne sort pas de chez elle, si tu veux continuer à venir la voir.”
102. http://www.polychromatic.com/kids.html.
103. http://www.polyamorysociety.org/children.html.
104. Elise Soukup, “Polygamists, Unite! They used to live quietly, but now they’re making noise,” Newsweek, 15 mars 2006, édition en ligne.
105. Felicia R. Lee, “Real Polygamists Look at HBO Polygamists; In Utah, Hollywood Seems Oversexed,” New York Times, 16 mars 2006, section Affaires, édition en ligne.
106. Robert H. Frank, “Polygamy and the Marriage Market: Who Would Have the Upper Hand?” New York Times, 28 mars 2006, pages Arts, édition en ligne.
107. John Tierney, “Who’s Afraid of Polygamy?” New York Times, 11 mars 2006.
108. Stanley Kurtz, “Polygamy versus democracy; you can’t have both,” The Weekly Standard, 05 juin 2006, vol. 011, numéro 36, édition en ligne. Les rubriques de S. Kurtz au “National Review Online” intéresseront tous ceux qui veulent se tenir au courant des arguments émergeants concernant la polygamie et la polyamorie. Par exemple, voir la rubrique, “Big Love, from the Set: I’m taking the people behind the new series at their word,” 13 mars 2006.
109. Voir Sylviane Agacinski, Politique des Sexes, Seuil, 1998, surtout chapitre “La Double Origine.”
110. Pour une discussion plus détaillée de ce principe et des problèmes liés à la redéfinition de la function parentale, découlant de la désinstitutionalisation du mariage, voir le livre de David Blankenhorn sur le mariage, à paraître chez Encounter Books, surtout chapitre 7: “Goods in Conflict.”

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2009: Christianisme et modernité / René Girard et Giani Vattimo

Christianisme et modernité sont-ils deux ennemis se livrant bataille, en un dernier avatar des “guerres de religion”: d’un côté la foi, l’idée rassurante d’une transcendance ; de l’autre le désenchantement prenant acte de la « mort de Dieu » ? D’un côté la tradition, la vérité, l’autorité ; de l’autre la laïcité, le relativisme, la défense des libertés individuelles ? Loin d’opposer frontalement ces deux camps, René Girard et Giani Vattimo s’efforcent au contraire de les rapprocher. Avec des arrière-plans philosophiques et des arguments différents, tous deux soutiennent cette thèse paradoxale : sécularisation et laïcité sont des produits du christianisme ; le christianisme est la religion de la sortie de la religion, étant lui-même à l’origine des valeurs de nos sociétés occidentales – y compris la démocratie et la séparation de l’Eglise et de l’Etat.

Les dialogues et articles rassemblés ici pour la première fois forment le journal d’une confrontation entre deux des plus grands penseurs du moment, remarquable contribution au débat sur le rôle de la religion et le sens de la foi dans notre monde.

Philosophe et homme politique italien, Gianni Vatimo occupe la chaire d’herméneutique philosophique de l’université de Turin. Plusieurs ouvrages ont été traduits en français, comme La Fin de la modernité (1987), La Société transparente (1990) ou Après la chrétienté (2004).

Je vous remercie,

Steve St.Clair
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Christianisme et modernité
(des extraits)

René Girard
Gianni Vattimo
Pierpaolo Antonello

ANTONELLO : Je souhaiterais commencer notre dia­logue en partant des deux termes qui donnent son titre à cette rencontre : christianisme et modernité. À travers des approches différentes — anthropologique chez Girard et philosophique chez Vattimo —, vous en êtes arrivés plus ou moins à la même conclusion, à savoir que la modernité, telle qu’elle a été construite et com­prise par l’Occident européen, est en substance une invention du christianisme. Votre travail de recherche vous a amenés à exprimer un concept en apparence paradoxal : le christianisme est responsable de la sécula­risation du monde. La fin des religions est le fait d’une religion. Dans un livre récent, Girard va même jusqu’à dire que « l’athéisme, au sens moderne du terme, est une invention chrétienne z ». Voir par conséquent la sécularisation et la laïcité, dans leur acception com­mune, comme opposées au christianisme et en conflit avec lui est pour vous une erreur à la fois historique et philosophique. Comment expliquer ce paradoxe appa­rent ?

GIRARD : Pour pouvoir articuler ces arguments de mon point de vue, il faut adopter une perspective anthropologique, historique et évolutive. Le christia­nisme représente une rupture dans l’histoire culturelle de l’homme — en particulier dans son histoire reli­gieuse —, car pendant des dizaines de milliers d’années, les religions ont été ce qui a permis aux communautés primitives de ne pas s’autodétruire. Souvent, en effet, les êtres humains, plus encore que les animaux, font preuve de violence. Mais attention : par ce terme, je désigne non pas un comportement agressif, mais un phénomène inhérent à certaines dynamiques sociales — représailles, vengeances, volonté de rendre oeil pour oeil et dent pour dent. Tout cela parce que l’être humain est fondamentalement compétitif, parce que les hommes désirent toujours les mêmes choses que les autres hommes, car ils sont, selon mon expression, « mimétiques » ; et aussi parce qu’ils se livrent à des guerres intestines et entretiennent des conflits sans fin, qui instaurent des cercles vicieux de violence dont aucun système « judiciaire » ne permet de sortir. Voilà pourquoi la mythologie, et surtout les mythes sur les origines, commencent toujours par le récit d’une crise, une crise dans les rapports humains, souvent interpré­tée comme une « plaie » ou une « peste ». Cette crise se conclut d’ordinaire par une altération soudaine de l’unanimité mimétique, en vertu de laquelle la violence de la communauté se polarise sur une victime choisie pour des raisons arbitraires : avec sa mise à mort, l’ordre social est rétabli. Telles sont les grandes lignes du schéma de structuration mythique des cultures et des religions primitives, qui reposent sur un lynchage fondateur, une expulsion d’abord réelle, puis symbo­lique, de victimes innocentes.

Le christianisme qui, contrairement à ce que les anthropologues ont souvent soutenu, n’est pas un mythe parmi tant d’autres, renverse complètement cette perspective. Dans le mythe, le point de vue est toujours celui de la communauté qui décharge sa vio­lence sur une victime qu’elle considère coupable, et à travers l’expulsion de laquelle elle rétablit l’ordre social, à ce point précieux que la victime est divinisée, investie d’un pouvoir sacré par la communauté qui l’a expulsée. « Sacrifer » signifie en effet « rendre sacré ». Dans le récit mythique, cependant, la victime est toujours cou­pable et représentée comme telle. Il suffit de penser à OEdipe, qui commet un parricide et un inceste et qui est donc banni. Freud prend ce mythe à la lettre, tandis que le christianisme nous aide à comprendre que la vérité cachée et refoulée est autre. Le mythe des reli­gions primitives met en scène une farce, à laquelle les foules, en proie au paroxysme mimétique, croient, restant ainsi « ignorantes », précisément parce que, comme l’expliquent les Évangiles, ces hommes « ne savent ce qu’ils font ». Le christianisme, du point de vue sociologique et anthropologique, nie cet ordre et cette lecture mythiques, car il raconte la même scène, mais du point de vue de la victime, qui est toujours innocente. Il détruit par conséquent les religions qui unissent et coalisent les gens contre des victimes arbi­trairement choisies, comme toutes les religions natu­relles l’ont toujours fait, à l’exception des religions bibliques.

Le christianisme renverse donc cette situation en démontrant que la victime n’est pas coupable et que la foule unanime ne sait pas ce qu’elle fait lorsqu’elle l’accuse injustement. On en trouve déjà des exemples dans l’Ancien Testament — avant même la Passion, qui représente pour moi le sommet de la révélation de l’innocence de la victime sacrifiée par une commu­nauté injuste et violente. Prenons le cas d’Isaïe, 52-53 : l’innocence de la victime est mise en évidence, mais celle-ci est quand même condamnée par la foule en proie au délire mimétique, unanimement convaincue d’avoir trouvé un coupable pour toutes ses crises internes. Dans de telles circonstances, nous n’avons plus des comportements ou des consciences indivi­duels, mais nous rejoignons la logique unanime de la foule. Au cours de la Passion, même Pierre, lorsqu’il se retrouve parmi la masse qui accuse le Christ, cède à la tentation et le renie. Les Évangiles et la Passion de Jésus révèlent et déploient dans sa totalité cette vérité anthropologique : tout au long de notre histoire d’ani­maux culturels, nous n’avons cessé de chercher des boucs émissaires pour résoudre nos crises et nous les avons tués, pour ensuite les diviniser, sans savoir cepen­dant ce que nous faisions. La Passion du Christ nous l’apprend et nous le dit en toute clarté : Jésus est une victime innocente, sacrifiée par une foule unanime à se révolter contre lui, après l’avoir ovationné à peine quelques jours plus tôt. Et cela sans aucune raison par­ticulière. Une telle prise de conscience conduit à la rupture du mécanisme de méconnaissance, de couver­ture cognitive, qui fondait le schéma mythique : doré­navant, nous ne pouvons plus feindre d’ignorer que l’ordre social se construit en sacrifiant des victimes innocentes. Le christianisme nous prive de ce méca­nisme, à la base de l’ordre social et religieux archaïque, et nous introduit dans une phase nouvelle de l’histoire de l’homme, que nous pouvons légitimement appeler « moderne ». Pour moi, toutes les conquêtes de la modernité partent de là, de cette prise de conscience interne au christianisme.

ANTONELLO : Votre point de vue, Gianni Vattimo, reprend les prémisses de Girard, surtout telles qu’elles ont été articulées dans Des choses cachées depuis la fin- dation du monde’, mais en les déclinant philosophi­quement de manière différente et en les intégrant aux réflexions de Heidegger sur la fin de la métaphysique et sur la dissolution de l’Être, c’est-à-dire de toute vérité ontologiquement stable. À travers l’incarnation et la mort du Christ puis la révélation, qui en découle, du mécanisme violent et victimaire autrefois fondateur du sacré et des religions naturelles, nous apprenons que Dieu lui-même « s’affaiblit », ouvrant ainsi un espace où l’homme peut s’émanciper, au point de pouvoir devenir « athée » et « laïc ».

VATTIMO : Je dois avant tout reconnaître que Girard est à l’origine de ma conversion et qu’il a donc beau­coup de mérite — même si je ne sais pas jusqu’à quel point il serait content de savoir à quoi il m’a converti ! Pour moi, la lecture de son oeuvre a été aussi décisive que celle de certains écrits de Heidegger qui, à une autre époque de ma vie, m’ont profondément marqué (d’un point de vue non seulement intellectuel, mais encore existentiel et personnel). Girard m’a en effet permis de comprendre l’essence événementielle, histo­rique et progressive du christianisme et de la moder­nité. D’habitude, nous qui avons grandi dans un milieu catholique, avons toujours imaginé qu’il existait une antithèse entre être chrétien et être moderne. La Révolution française, les Lumières, la démocratie, le libéralisme, le Syllabus — pour ceux qui l’ont lu — ont été conçus en opposition à la foi religieuse et en parti­culier au christianisme, perçu comme conservateur et obscurantiste. La modernité était une chose et le chris­tianisme en était une autre. En philosophie, pour être chrétien, il fallait revenir aux philosophes du passé • Aristote, saint Augustin, saint Thomas, et ainsi de suite.

Découvrir Girard voulait dire découvrir que Jésus était venu dévoiler quelque chose que les religions naturelles n’avaient pas dévoilé : le mécanisme victi­maire qui les fonde. Cette révélation nous a permis de miner et enfin de dissoudre de nombreuses croyances propres aux religions naturelles. L’histoire même du christianisme est celle de la dissolution — avec l’aide, je crois, en bon catholique que je suis, du Saint Esprit — des éléments de violence naturelle, de sacré naturel, présents dans l’Église. Toutes les disciplines que la tra­dition a imposées aux chrétiens ont quelque chose de violent, mais elles sont aussi liées à une contrainte qui s’est en quelque sorte sécularisée. Le mot-clef que je me suis mis à utiliser après avoir lu Girard est en effet celui de sécularisation, entendue comme réalisation effective du christianisme en tant que religion non sacrificielle. Et je pousse les choses encore plus loin en considérant comme positifs plusieurs aspects de la modernité apparemment scandaleux et « dissolus ». La sécularisation serait donc non pas l’abandon du sacré, mais l’application complète de la tradition sacrée à des phénomènes humains précis. L’exemple qui me vient à l’esprit est celui de Max Weber, qui voit dans la société capitaliste la fille légitime de l’esprit protestant. En ce sens, je développe une théorie positive de la sécularisa­tion, qui naît de la réinterprétation non victimaire des Écritures par l’Église. Le christianisme est enfin la reli­gion qui ouvre la voie à une existence non strictement religieuse, affranchie des liens, de la contrainte, de l’autorité — et je pourrais ici me référer à Gioacchino da Fiore, qui a parlé d’un troisième âge de l’histoire de l’humanité et de celle du Salut, où le sens « spirituel » de l’Écriture se manifeste toujours davantage, et où la charité remplace la discipline.

Au vu de ces prémisses, que j’ai justement emprun­tées à la lecture de Des choses cachées…, je serais cepen­dant tenté de poser à Girard la question suivante : le christianisme n’a-t-il pas introduit dans le monde quelque chose qui devrait aller jusqu’à éliminer l’appa­reil ecclésiastique ? La révélation chrétienne nous fait prendre conscience que le mécanisme victimaire est horrible et que nous devons le changer. Mais jusqu’où ? Jusqu’où le christianisme doit-il supprimer les éléments de violence présents dans les traditions religieuses ? Si l’orthodoxie catholique déclare qu’il est interdit d’avor­ter, de divorcer, de faire des expériences sur les embryons, etc., cela n’équivaut-il pas au maintien d’une certaine violence de la religion naturelle au sein d’une religion historique et positive qui n’a révélé que l’amour ? Jésus-Christ est venu au monde pour dévoiler que la religiosité réside non pas dans les sacrifices, mais dans l’amour de Dieu et de notre prochain. Tout ce qui, dans l’Église, ne se ramène pas à cela n’est-il pas encore de la religion naturelle et victimaire ?

ANTONELLO : René Girard, comment répondre à cette objection ? Et quel rapport existe-t-il entre le christianisme historique et le « sacré » que le christia­nisme évangélique s’efforce de dépasser ?

GIRARD Vattimo est très intelligent et très sympa­thique, et j’apprécie beaucoup ses idées. Il s’est efforcé de vous suggérer que j’approuve tout ce que l’Église est et tout ce qu’elle a fait dans le monde. Je ne prétends pas que le christianisme ait transformé le monde autant qu’il aurait dû ou pu le faire. Il a lutté contre les reli­gions archaïques et lutte encore contre des formes plus ou moins explicites de sacré. Le christianisme histo­rique a conservé des éléments de religion archaïque, de religion historique ; la société, la politique, la culture et l’ensemble du monde où nous vivons sont histo­riques, et cela vaut aussi pour les religions. On a tenté et on tente encore de s’adapter, de s’ajuster, mais il est évident que cela demande beaucoup de temps. Car l’idée chrétienne s’est insérée dans un monde où la ter­ritorialité, où le concept de vengeance étaient forts, où les actions des êtres humains étaient strictement assujetties à des actions de groupe, à des mécanismes unanimes que nous pourrions qualifier de tribaux. Le christianisme qui s’efforce d’entrer dans ce monde dan­gereux n’a pas la vie facile ; il est clair qu’il a besoin de milliers d’années pour parvenir à déstructurer quelque chose. C’est ce que Vattimo ne voit pas — mais sans doute n’est-il pas aussi obsédé par cela que moi.

Nous vivons dans un monde où les possibilités d’action de l’homme sont en augmentation constante, avec des répercussions de plus en plus vastes. Très sou­vent, les hommes primitifs n’osaient même pas cultiver un lopin de terre à cause du respect et de la crainte que leur inspiraient les esprits occupant ce territoire (toutes ces divinités qui imprégnaient la nature et qui, à mon avis, ont été à l’origine des victimes émissaires transformées en dieux). Nous n’éprouvons plus ce genre de craintes.

Je reconnais que la philosophie des Lumières a repré­senté un moment historique où la partie chrétienne, occidentale, de l’humanité s’est rendu compte que le monde changeait, que les gens étaient plus libres et que la désacralisation du monde, comparée à l’époque préchrétienne ou même seulement au Moyen Âge, offrait à l’homme une plus grande possibilité d’action. Mais on a alors vu s’instaurer la croyance erronée selon laquelle ce phénomène était le produit exclusif de l’action des hommes, de leur génie individuel, ou du génie de l’être humain en général. Dans le même temps cependant, la conscience de la responsabilité humaine envers le monde n’a pas augmenté. Nous disposons d’armes de plus en plus puissantes, mais nous avons un sens très faible de nos responsabilités. Si notre évo­lution culturelle nous a conduits à remplacer Dieu, alors nous devrions nous rendre compte que nous nous sommes chargés d’une responsabilité énorme et qu’il faudrait nous interroger sur l’importance de la religion tout autrement que ne le font aujourd’hui les mass media. Ces derniers perçoivent en effet la religion comme une pensée étrangère à la nature humaine, quelque chose qui se présente sous la forme d’une contrainte, d’un lien, qui peut être nuisible à la santé. La religion nuirait à l’homme, comme le tabac. Mais ce discours néglige le fait qu’il est dans la nature humaine d’avoir des croyances religieuses, et que celles-ci doivent avoir un but anthropologique et social. Nous devons aujourd’hui nous demander ce que signifie vivre dans un monde où l’on prétend se passer de la religion. N’y a-t-il pas là un danger, en particulier celui d’un déchaînement de la violence ? Alors qu’il n’est pas impossible, nous le savons, que nous provoquions un jour la fin du monde tel que nous le connaissons, la disparition de la religion ne nous expose-t-elle pas au risque du déchaînement d’une dimension « apoca­lyptique » ? Ce que je dis n’est évidemment pas compatible avec la modalité apocalyptique du fonda­mentalisme protestant, qui imagine le monde détruit par la violence de Dieu, car cela est par essence anti­chrétien. À mon sens, les vrais textes apocalyptiques, qu’on ne lit hélas jamais, sont le chapitre 13 de l’Évan­gile selon saint Marc et le chapitre 24 de l’Évangile selon saint Matthieu ; pour moi, du point de vue d’un christianisme fondamental, ils comptent encore plus que l’Apocalypse de saint Jean lui-même.

Dans le même temps, tout en sachant cela, nous tournons en dérision des textes bibliques comme l’Apocalypse, alors que nous devrions les prendre très au sérieux, puisque la fin du monde y est précisément mise en relation avec le christianisme. Car le judaïsme et le christianisme sont conscients que si nous nous efforçons de nous passer de toutes les prohibitions, des limites que les religions archaïques imposaient, non seulement nous nous mettons en péril nous-mêmes, mais nous faisons aussi peser une menace sur l’exis­tence du monde. Les religions archaïques naissent en effet d’une telle prise de conscience. Nous agissons au contraire aujourd’hui comme si nous étions les maîtres du monde, les seigneurs de la nature, sans aucune médiation ou arbitrage, comme si tout ce que nous faisons ne pouvait pas avoir de répercussions négatives. Mais nous savons tous très bien que ces tabous archa­ïques possédaient une valeur et une signification. Les êtres humains, de même que les nations, ne peuvent pas vivre sans éthique. C’est bien beau d’imaginer que tout est possible, mais en réalité, chacun de nous sait parfaitement qu’il existe des limites. Si les êtres humains et les nations continuent à éluder leurs res­ponsabilités, les risques deviennent énormes. Vattimo voudrait nous faire croire que nous pourrions habiter une sorte d’Éden : il suffirait de nous rendre compte que nous y sommes déjà, que les dangers n’existent pas ; malheureusement, le monde qui nous entoure ne l’écoute pas.

Nous avons besoin d’une bonne théorie de la sécula­risation, car celle-ci correspond aussi à la fin du sacri­fice, ce qui nous prive de nos moyens culturels habituels d’affronter la violence. Il y a une temporalité du sacrifice, et la violence est sujette à l’érosion et à l’entropie, mais la manière dont Vattimo s’y oppose me semble symptomatique. Lorsqu’on se débarrasse du sacré grâce au christianisme, il se produit certes une ouverture salutaire vers l’agapè, la charité, mais on prend aussi le risque de générer une violence supérieure. Le monde dans lequel nous vivons est, de l’avis général, moins violent que par le passé, et nous prenons soin des victimes comme aucune autre civilisation ne l’a jamais fait, mais ce monde est aussi le plus persécuteur et le plus meurtrier de l’Histoire. Le bien comme le mal semblent y aug­menter également. Aussi, pour défendre une théorie de la culture, il faut rendre compte des aspects extra­ordinaires de cette culture. Dans Credere di credere, Vattimo utilise l’idée de Max Weber sur la sécularisa­tion comme cause du désenchantement du monde. Tu dis que « le désenchantement du monde a aussi produit un radical désenchantement de l’idée même de désenchantement 1 ». Je suis d’accord. Malgré toute son intelligence, Weber n’avait découvert qu’à moitié le paradoxe que représente la présence simultanée, dans le monde contemporain, d’un haut degré de dévelop­pement et d’une bonne dose de désagrégation, mais il existe bien d’autres paradoxes, qui s’intensifient avec le temps et deviennent de plus en plus fascinants.

VATTIMO : J’ai peut-être, dans ma réflexion initiale, simplifié la pensée de Girard. Je ne vois certes pas en lui un immobiliste et je ne veux pas le rendre plus papiste que ce qu’il peut sembler être. On sent chez lui, y compris dans ce qu’il vient de dire, l’idée d’une nature humaine posant, en quelque sorte, des limites. Je suis pour ma part convaincu qu’en suivant sa propre démarche, on pourrait déconstruire jusqu’au concept de nature humaine, entendue comme limitatrice. Baget Bozzo dirait que Jésus s’est fait homme pour nous expliquer que le démon existe et qu’il est très dange­reux. Mais il aurait pu nous envoyer une lettre, sans aller jusqu’à se faire crucifier ! Un chrétien moins influ­encé par Baget pourrait soutenir que Jésus s’est fait homme non seulement pour dévoiler l’existence du mal, mais encore pour le détruire. Il ne vient pas nous dire : « Souviens-toi que tu dois mourir ! », mais bien au contraire : « Mort, où est ta victoire ? »

À partir de la théorie de Girard, on peut alors vrai­ment élaborer un discours sur le christianisme qui ne décrit pas la « vraie » nature humaine, mais qui la change, la rachète. La rédemption ne consiste pas seule­ment à savoir que Dieu existe, elle signifie aussi savoir que Dieu nous aime et que nous ne devons pas avoir peur de l’obscurité. Jusqu’où pouvons-nous aller en ce sens ? Mon objection est que le christianisme nous per­met vraiment de dire : « Grâce à Dieu, je suis athée » ; ce qui signifie : « Grâce à Dieu, je ne suis pas idolâtre ; grâce à Dieu, je ne crois pas qu’il existe des lois de la nature, des limites infranchissables. Je crois seulement que je dois aimer Dieu par-dessus tout et mon pro­chain comme moi-même. »

Un catholique conservateur pourrait me demander :« Mais quand tu dis que tu aimes Dieu, qu’aimes-tu ?Ne devrais-tu pas plutôt dire que tu aimes les lois de la nature ? » Non, car une telle identification de Dieuet des lois de la nature est très dangereuse : dans cette hypothèse, je devrais en effet aimer aussi le fait queles Blancs sont traditionnellement plus riches et plus civilisés que les Noirs. Les lois du marché (les lois dela nature que prêche la droite !) nous disent que le plus fort gagne et que le plus faible perd. Voilà pourquoi jene suis pas naturaliste, en aucun sens du terme. Certes, le monde a été créé par Dieu, mais dois-je comprendrecette formule au pied de la lettre ? Cela reviendrait à dire que, si Dieu a fait que les gros poissons mangentles petits, alors je dois donner aux gros poissons des sardines et des anchois, les aider, simplement parce que la loi de la nature le veut ainsi ? Ou bien dois-je tenter de les changer et par exemple de les rendre végétariens ? Transformer un carnivore en végétarien, est-ce violer les lois de la nature ? Cela me semble absurde. Ce serait une vérité chrétienne au sens de Girard. Ce dernier est certes plus anthropologue que philosophe, comme l’a dit Antonello tout à l’heure, et au fond de sa pensée, comme on le voit aussi dans son livre Les Origines de la culture’, demeure encore l’idée selon laquelle le dévoilement du mécanisme victimaire, que Jésus a rendu possible au prix de sa vie, offrirait une clef pour mieux comprendre et mieux décrire la nature humaine. Mais je ne suis pas d’accord avec lui sur ce point, car Heidegger et Nietzsche m’ont appris que poser des structures constitue toujours un acte d’autorité. Qui vous demande votre carte d’identité ? La police. Mais alors, pourquoi Girard ne peut-il pas aller jusqu’à admettre qu’il existe dans le christianisme une essence dynamique et révélatrice et que la fin de l’Histoire et le but de la vie consistent à supprimer toujours davan­tage les limites ? C’est ce que pensait aussi Hegel et ce que disait la philosophie des Lumières. Nous ne pou­vons pas accepter qu’il y ait des limites, des nec plus ultra. Jésus est venu dire que rien n’est impossible.

Non, je ne crois pas habiter l’Éden. Mais il existe des moments de plénitude que nous aimons vivre et que l’on pourrait rendre plus durables si nous pouvions tous éprouver plus d’amour les uns pour les autres —ce qui n’est pas impossible, car la nature humaine ne connaît pas ce genre de limites. « Soyez aussi parfaits que votre Père qui est aux cieux. » Il s’agit là d’un pré­cepte évangélique. Je désire être aussi parfait que mon Père. Comment se pourrait-il que Jésus nous ait demandé quelque chose d’absolument impossible ?

ANTONELLO : Mais ne croyez-vous pas cependant que vous vivez, comme le soutient Girard, dans un contexte historique en raison duquel les hommes, dans toute société, doivent se donner des contraintes, des limites d’ordre éthique ? Certes pas le système de tabous et de prohibitions caractéristiques du sacré et des sociétés prétechnologiques, mais des « structures » de compor­tement normatives partagées. Quel rôle le christia­nisme joue-t-il dans la construction de cette éthique collective ?

VATTIMO . Je crois avant tout que le propos de Girard doit être repris et rapproché de l’idée d’une consuma­tion du christianisme. Toujours moins d’idoles, tou­jours plus d’« athéisme ». Pas de preuves naturelles de Dieu, mais seulement la charité et, certainement, l’éthique. Je dis toujours que l’éthique n’est autre que la charité, augmentée des règles de la circulation. Je respecte celles-ci parce que je ne veux pas éliminer mon prochain et que je dois l’aimer. Mais penser que griller un feu rouge a quelque chose de contre-nature est ridi­cule. Si vous pensez à l’éthique en un sens chrétien, ce ne peut être que cela. Sinon, vous trouverez toujours quelqu’un pour vous dire qu’il connaît les lois de la nature mieux que vous. Mais on pourrait me deman­der : en quoi crois-tu, toi ? Je suis un citoyen démo­crate, je ne dois sauver que mon âme et ma liberté. Ma liberté d’être informé, d’exprimer mon consentement, de participer à l’élaboration de lois sur lesquelles nous tombons d’accord en nous respectant réciproquement au nom de la charité. Je sais que ce n’est pas facile, mais tous les autres systèmes ont toujours conduit à l’existence d’autorités qui savent mieux que moi ce que je dois faire et qui m’imposent donc quelque chose.

Je suis responsable envers les autres et par consé­quent aussi envers l’histoire de l’Église, envers l’huma­nité. Je ne veux pas me comporter comme un éléphant qui entre dans un magasin de porcelaine et qui casse tout. J’éprouve un profond respect pour les saints chré­tiens. Comme je l’ai dit un jour, je préfère ressembler à saint Joseph, avec ses airs de père putatif, plutôt qu’à Cesare Romiti 1. Je respecte profondément la tradition chrétienne, la sainteté, mais pas au point de ne pas prendre de bain, comme le faisait, paraît-il, saint Louis de Gonzague, pour ne pas voir sa nudité. Il agissait par mauvais quand je me promène. Tout cela est de la charité, augmentée des règles de la circulation : l’éthique, c’est cela.

GIRARD Je n’ai rien à objecter, pour l’essentiel, à ce que Vattimo vient de dire. Dans les milieux intellec­tuels européens, sa conversion a été un événement important, car il appartient à ce mouvement, passé de Heidegger au structuralisme puis au déconstruction­nisme, qui se caractérise par une attitude d’extrême optimisme envers l’Histoire — notion qui n’a d’ailleurs pas beaucoup de sens pour les représentants de cette école, dont le maître mot pourrait être le mot « jeu ». Tout est ludique, tout se réduit à un jeu linguistique. Disons que, d’un point de vue sociologique, ils peuvent se le permettre : la plupart d’entre eux proviennent du monde académique et sont convaincus qu’il y aura toujours une université pour les soutenir, grâce aux financements constants du système capitaliste, et que rien ne saurait leur arriver. Ils ne perçoivent sans doute pas les mêmes salaires que les ingénieurs de la Silicon Valley, mais leur vie n’en est pas moins aisée et bien réglée.

Cette école s’est proposé de rompre avec l’idéalisme allemand, mais pas de déconstruire notre civilisation ou notre monde. Vattimo a réagi à ce type d’attitude de très belle manière. D’ailleurs, nous apprenons chaque jour un peu plus que la religion l’emporte sur la philosophie et la dépasse. Les philosophies sont en
effet à peu près mortes ; les idéologies, presque défuntes ; les théories politiques, presque entièrement laminées ; la croyance selon laquelle la science pourrait remplacer la religion, désormais dépassée. Le monde laisse en revanche apparaître un besoin nouveau de reli­gion, sous une forme ou sous une autre. Vattimo en a pris conscience. Toutefois, sa pensée demeure encore un peu trop imprégnée, du moins à mon goût, de cette atmosphère ludique de l’école où il a fait ses débuts et dont il s’est ensuite détaché.

Je crois que la tragédie réapparaît, dans tous les domaines : la politique, l’écologie, la société. Il nous est facile de vivre dans un monde aussi bien organisé que le monde occidental. Mais nous faisons partie des 25 % de privilégiés de la population du globe. Certains problèmes ne sont pas limités à l’intérieur d’une société, mais concernent toute la planète, surtout si nous avons conscience que seul un tiers ou un quart de la population mondiale peut s’approcher des privi­lèges dont nous bénéficions. Si la tragédie est de retour, et que nous commençons à la percevoir comme une tragédie religieuse, alors il reste de l’espoir ; si, au contraire, nous la considérons comme une tragédie grecque, alors c’en est fini.

VATTIMO : J’ai peut-être forcé le trait, tout à l’heure, à propos de Girard ; à présent, c’est lui qui me traite de joueur. Certes, je ne me prends pas aussi au sérieux que d’autres philosophes italiens, et je devrais peut-être me montrer un peu plus solennel. En réalité, je suis bien conscient des maux qui nous menacent. Mais je préfère, il est vrai, voir en eux non pas un signe de la nature humaine, mais bien plutôt celui de la malfai­sance de quelques-uns, de la lutte des classes, de l’auto­ritarisme, etc.

Nous ne pouvons plus, j’en conviens, prendre au sérieux la tragédie grecque, car lorsque CEdipe a tué le malheureux Laïos et épousé Jocaste, il n’était pas conscient de ce qu’il faisait. Comme le diraient les phi­losophes des Lumières, il ne savait pas et tout est de la faute du destin. Mais si tout le monde avait circulé muni d’une carte d’identité portant nom et adresse, on aurait tout de suite résolu le problème. La tragédie grecque souffre, pour ainsi dire, d’un problème d’absence d’état civil !

Je ne suis pas du tout convaincu de vivre dans le meilleur des mondes possibles. Et je pourrais du reste objecter : ce retour de la tragédie vient-il de ce que nous avons été trop joueurs ou trop sérieux ? Sergio Quinzio a écrit des livres terribles, soutenant que le christianisme est un échec parce que nous en sommes arrivés là au bout de deux mille ans de conscience chré­tienne Mais est-ce vraiment la faute des joueurs ou bien celle de la tradition, qui est ce qu’elle est ? Et ne serait-il pas utile, par conséquent, d’adopter une posi­tion un peu moins naturaliste, un peu moins autori­taire, un peu moins limitative, un peu moins métaphysique ? L’esprit pourrait enfin être le mot d’esprit et non pas, au contraire, tout ce discours si pesant. Le paradis ne peut être qu’un jeu. La finalité de notre vie est esthétique et ne peut être éthique. Même si l’éthique, dans l’intervalle, compte beaucoup. r,« intervalle » se réfère au respect des autres plutôt qu’à celui de normes objectives.

Je vois aussi l’itinéraire de la philosophie contempo­raine — des jeux de langage de Wittgenstein à l’idée de l’Être comme événement de Heidegger, à la version très particulière du pragmatisme proposée par Richard Rorty — comme un passage de la veritas à la caritas. Autrement dit, la vérité ne m’importe en rien, à moins de viser un but particulier. Pourquoi étudier la chimie ? Parce qu’elle me permet de produire des choses utiles à moi-même et à mon prochain. Mais en soi, franche­ment, savoir que deux plus deux font quatre ne me rapproche pas de Dieu ; pas plus d’ailleurs que croire que deux plus deux font deux cent vingt. Sinon, tout se réduirait à un manuel de géométrie ! Mais la Bible n’est pas un manuel d’astronomie, ni de cosmologie, pas même de théologie. Même si elle nous parle de « Dieu le père », personne ne se scandalise plus si quelqu’un dit que Dieu est aussi mère, oncle ou parent proche. Pourquoi donc devrions-nous le penser comme un père ?

Je suis moi aussi convaincu, comme le disait Girard, qu’on revient aujourd’hui à la religion parce qu’on a compris que tous les savoirs autrefois considérés comme définitifs se sont avérés dépendants de paradig­mes historiques, de conditionnements de tous ordres : sociaux, politiques, idéologiques, etc. Nous ne pouvons plus dire que si la science ne connaît pas Dieu, alors Dieu n’existe pas. La science ne parvient même pas à établir si dire que je suis amoureux signifie quelque chose ou non. L’essentiel de notre vie, à savoir nos sentiments, nos valeurs, nos espoirs, n’est pas un objet de science.

Je ne suis donc pas du tout scandalisé par le fait que Dieu ne le soit pas non plus ; au contraire, ce serait plutôt une raison supplémentaire de croire en lui. « Seul un Dieu pourra nous sauver », disait Heidegger. Mais quel Dieu ? Celui de la théologie naturelle, des règles fixes, des limites indépassables ? Le juge censé se réjouir quand je serai en Enfer parce que j’ai été un peu cochon ? Vous y croyez vraiment ? Eh bien, si c’est cela, Dieu, gardez-le pour vous ! C’est justement ce Dieu-là que Jésus a voulu démentir lorsqu’il a dit : « Je ne vous considère pas comme des esclaves, mais comme des amis » ou encore « Vous serez avec moi dans mon royaume ».

ANTONELLO : Dans ce processus de « dissolution » des vérités ontologiques, quelle attitude devons-nous adopter envers la tradition historique, à laquelle nous puisons toujours, et qui, en tout état de cause, se carac­térise par une croyance en ces « vérités » ? En outre, sur la base de quelles prémisses théologiques ou morales partagées peut-on construire un dialogue interreli­gieux ? Car il est probable que d’autres traditions pour­raient difficilement accepter le nihilisme philosophique occidental, sans parler de sa déclinaison matérialiste et sécularisée.

VATTIMO : Une dame anglicane m’a dit un jour : « Mais tu te rends compte que nous sommes séparés simplement parce qu’Henri VIII s’est remarié ? Com­ment se peut-il que nous ayons encore de telles lubies ? » Lorsque le pape rencontre le dalaï-lama, craint-il vraiment que ce pauvre homme aille en Enfer parce qu’il n’est pas catholique ? Bergson disait quelque chose d’intéressant, lorsqu’il affirmait l’existence d’une phase mystique des religions ; peut-être y parviendrons-nous. Peut-être pouvons-nous vraiment atteindre cette dimension commune, mais ce qui nous en empêche ressemble au problème qui afflige la gauche italienne : il existe en effet des bureaucraties peu disposées à renoncer à leurs privilèges. Il en va de même dans les Églises. Je n’y vois rien d’autre que des hommes d’appareil, ayant sans doute leurs raisons de penser que les femmes ne peuvent pas devenir prêtres. La charité a-t-elle quelque chose à voir avec une telle interdic­tion ? Non. Et donc ? Ce n’est qu’une question de contexte historique. À l’époque de Jésus, les femmes n’étaient ni avocats ni ingénieurs, mais les apôtres n’étaient pas non plus allemands (ni polonais), et pour­tant ils étaient mariés, pêcheurs, percepteurs des impôts ; or, le pape n’est pas marié et n’a jamais exercé l’activité de pêcheur.

Je veux dire que même d’un point de vue oecu­ménique, il serait utile de se séparer un peu plus des appareils politiques. Lorsque le cardinal Ruini dit que le Crucifié est le symbole de notre nationalité, je le giflerais, si j’étais le Crucifié ! Pensez donc ! Je n’ai pas envie de faire de Jésus un membre de la Ligue du Nord, il n’a rien à voir avec notre nation. Et sans doute rien non plus avec l’identité de l’Europe. Ou plutôt : c’est précisément en tant que chrétien que je crois qu’il ne faut pas faire des « racines chrétiennes » un élément de discorde, un thème de conflit au sein de l’Union européenne. Ou alors mieux vaut ne pas en parler.

Dans les débats, j’ai tendance à exagérer la portée polémique de mes propos, mais je suis convaincu que s’il existe une raison valable de croire en l’éthique, c’est par fidélité envers ceux qui m’ont précédé, ceux qui me suivront, et donc aussi envers l’histoire et la tradi­tion des saints. Je ne peux pas m’en débarrasser, car je n’ai rien d’autre. Ce sont mes instruments de bord, comme les Écritures saintes et les enseignements de l’Église. Ils sont, jamais je ne l’oublie, comme le flam­beau que je dois porter et transmettre à mes succes­seurs. Je ne peux pas la mettre de côté ni l’enterrer, pas plus que mes talents.

Je vois là un bon projet pour le christianisme. Quel projet puis-je en effet avoir dans le monde, si je suis chrétien ? Revendiquer l’autorité de l’Église, les dogmes, ou bien m’efforcer de parvenir à une situation différente, oecuménique, où l’on s’unisse vraiment, où l’on s’aime, y compris en politique ? Je sais que ce n’est pas facile, mais l’autre voie, celle des certitudes abso­lues, nous a donné le monde que nous avons. On peut m’objecter : mais alors, tu liquides toute certitude absolue ? Et comment ! C’est à cause d’elles que nous en sommes arrivés là, à parler de tragédie. Éliminons- les donc, ces vérités !

GIRARD : Vattimo est parfait tel qu’il est et je ne cherche certes pas à le moraliser ni à lui donner des conseils d’aucune sorte. Cependant, même d’un point de vue esthétique, j’ai du mal à accepter sa volonté de ne poser aucune limite, qui, selon moi, va en réalité dans le sens d’un refus de l’éthique, en particulier face à la modernité et à ce dont nos lendemains seront faits. Le refus de l’éthique est un des grands clichés de la modernité et remonte au avine siècle, ou même avant, mais à mon avis, il est aujourd’hui à bout de forces, même dans le domaine esthétique.

Je ne veux contraindre personne à devenir apocalyp­tique et à se couvrir la tête de cendres, mais j’ai des enfants et des petits-enfants et je dois admettre que j’ai peur. J’éprouve la sensation qu’il se passe dans notre monde quelque chose de toujours plus épouvantable.

J’ai commencé à réfléchir au destin du monde en 1945, à l’époque où l’on inventa et où l’on utilisa la bombe atomique. Jusqu’à aujourd’hui, elle n’a pas été aussi destructrice qu’on pouvait le craindre, car elle a joué un rôle de dissuasion. Vers le milieu des années 1950, nous nous sommes rendu compte que les Russes avaient sans doute de nombreux défauts, mais qu’ils ne voulaient pas mourir. Dans le monde actuel, nous voyons au contraire des gens, de plus en plus nom­breux, prêts à mourir pour tuer des innocents qu’ils n’ont jamais vus. Face à ce terrorisme qui a su vaincre même les technologies les plus sophistiquées et les plus efficaces, nous devons prendre conscience que nous vivons dans un monde ouvert à de nouveaux risques, à des possibles effrayants, surtout pour nous, qui appartenons à la partie privilégiée du monde. Tout cela, selon moi, requiert une réflexion de fond, qui me semble absente du débat politique contemporain.

Je voudrais aussi ajouter quelque chose sur la ques­tion de la vérité, soulevée par Vattimo. Je suis religieux, mais pourquoi ? Selon moi, tout se rattache au « dévoi­lement du mécanisme victimaire ». Pour moi, ce « dévoilement » correspond à la Passion. Pourquoi le christianisme insiste-t-il tant sur elle ? Il la décrit comme la mort de notre Sauveur, ce qui est important non seulement du point de vue religieux, mais aussi du point de vue anthropologique, car cela nous ouvre une perspective sur l’autre aspect de la culture humaine. Chaque mythe est en effet une Passion ayant échoué. Non pas en ce sens que la victime n’aurait pas été tuée, mais en ce que la vérité anthropologique de cette mort innocente n’a pas été révélée. La question que pose la Passion est : de quel côté nous situons-nous ? Avec la foule qui accuse Jésus d’être coupable, ou bien de l’autre côté ?

Selon moi, la supériorité de la puissance révélatrice de la Passion par rapport à l’Ancien Testament vient de son plus grand pragmatisme didactique. Non seule­ment elle nous révèle la vérité propre à tous les mythes antérieurs, mais elle nous montre aussi les deux posi­tions en même temps, l’une à côté de l’autre. Et je pense qu’il y a là quelque chose d’extraordinaire. La Passion devient la clef pour comprendre la mythologie. Le mythe adopte toujours le point de vue de la foule, qui désigne la victime et la juge coupable, tandis que dans l’histoire de la Passion, nous percevons aussi l’autre point de vue, celui de la victime innocente. La question est alors, pour revenir à ce qu’affirmait Vat­timo : tout cela est-il vrai ou faux ? Si cela est vrai, il s’agit d’une vérité évidente, manifeste. C’est surtout en ces termes que je parle de « vérité ».

Certains disent que je mêle la religion à la science. Ce n’est pas vrai. Je dis que tout tient dans le raisonne­ment suivant. Le christianisme est-il vraiment l’autre face de la mythologie ? Le christianisme est-il la vérité de toute mythologie ? Toute ma réflexion tourne autour de la question de savoir si le christianisme ne serait pas ce qui nous révèle l’autre aspect, l’aspect caché des mythes. Et je ne veux pas dire par là qu’il nous livrerait la vérité sur Dieu du point de vue scienti­fique, mais qu’il nous dit une vérité sur les mythes et sur toute la culture humaine. Il s’agit de ce que les logiciens appellent le common knowledge, le sens com­mun. Et je crois que nous allons vers un futur où ce common knowledge sera de mieux en mieux accepté comme une partie de notre connaissance commune, et que nous vivrons dans un monde qui sera et apparaîtra aussi chrétien qu’il nous semble aujourd’hui scienti­fique. Je crois que nous sommes à la veille d’une révo­lution de notre culture qui dépassera tout ce que l’on peut imaginer, et que le monde se dirige vers un chan­gement en comparaison duquel la Renaissance nous semblera insignifiante. Et il s’agit naturellement, du moins à mon avis, d’une perspective fascinante.

VATTIMO : Ce que Girard vient de dire me paraît significatif et surprenant. En un certain sens, il me semble être devenu plus optimiste que moi. Je crois qu’il reconnaît dans la modernité un germe chrétien que le christianisme officiel n’a pas voulu reconnaître. Ainsi, la Révolution française m’apparaît plus chré­tienne que les sanfédistes. De ce point de vue, je crois moi aussi que le christianisme a développé, au sein de la civilisation occidentale, une activité qui va de pair avec la sécularisation, la découverte des libertés poli­tiques, et ainsi de suite. Prenons l’exemple de la globa­lisation de l’information : nous voyons des tragédies comme celle du Rwanda, et nous en restons pétrifiés ; nous ne nous en préoccupons pas, car de toute façon, nous sommes confortablement assis à table. Cela est en partie vrai, mais je suis aussi convaincu qu’un peu d’humanitarisme moyen s’est diffusé dans le monde. Le volontarisme existe en Italie et dans de nombreuses autres parties du globe, de même que les adoptions à distance. Je ne suis pas convaincu que la culture occi­dentale et chrétienne soit pire que les autres.

Certes, le futur m’effraie moi aussi, mais plus pour des raisons écologiques que pour des questions de bien et de mal. Il n’est pas naturel que le monde prenne fin, de même qu’il n’est pas naturel que 15 % de l’huma­nité consomme 85 % de ses ressources. Réussirons-nous, en découvrant la vérité des mécanismes victimaires, à devenir une civilisation qui ne se contente pas de défendre ses propres privilèges ? Je suis d’accord avec ce que dit Girard, mais je voudrais souli­gner aussi l’importance de ce qu’il ne dit pas. Par exemple, penser que puisse se diffuser une conscience générale de la vérité du mécanisme victimaire a-t-il vraiment beaucoup de sens ? Ne vaudrait-il pas mieux, au contraire, qu’en attendant, les cultures d’origine chrétienne découvrent davantage le noyau du christia­nisme, plutôt que de le concevoir comme une explica­tion de ce que la nature humaine est ce qu’elle est ? Car sinon, au point où nous en sommes, armons-nous et défendons-nous. Que faire en cas d’attaque ? Réciter des sermons ? Non, mais on peut se mettre à changer la politique, à changer les structures politiques de manière à réduire la violence. Je suis d’accord avec Girard pour dire qu’à l’origine de l’Histoire, il y a des actes de violence. Je ne suis en revanche pas tellement convaincu que la violence s’identifie à la mise à mort, car je suis par exemple favorable à l’euthanasie. La vio­lence est plutôt une contrainte exercée sur l’autre et sur sa liberté. Si quelqu’un veut se jeter par la fenêtre, je l’attrape, je l’attache pendant quelques jours, je lui fais quelques caresses, je lui parle pendant des semaines. Si, après ce traitement, il veut toujours se jeter par la fenêtre, je dois le laisser faire, car sa liberté est plus importante que sa vitalité immédiate et que sa survie. Il serait intéressant de discuter là-dessus : l’autoritarisme consistant à dire : « Tu dois penser ainsi, un point c’est tout » n’est-il pas une forme de violence ? Et le chris­tianisme, un acte d’amour plutôt que la révélation d’une vérité ? Même laisser quelqu’un, à un moment donné, se jeter par la fenêtre peut être un acte d’amour ! Sinon, je devrais l’enfermer dans une por­cherie, comme l’a fait Muccioli ‘ avec un de ses dro­gués, qu’il a laissé mourir « pour son bien ». Il y a, à l’origine de l’Histoire, une violence qui est l’autorita­risme, le non-respect de l’autre au même titre que moi, l’absence d’amour pour lui. L’origine du mal se situe
là. À ce jour, je ne sais pas si le péché originel existe, mais je crois que tout le monde doit réduire la violence plutôt que la reconnaître. Sur ce point, Girard l’anthro­pologue l’emporte sur le Girard politico-chrétien, en ce sens que, selon lui, lorsque cette connaissance de la vérité anthropologique deviendra du sens commun, comme celui de la science, alors nous vivrons dans un monde plus juste et moins violent. À ce propos, ma critique profonde de la science est claire, car pour moi, elle est liée à la technologie, qui n’est autre que l’appli­cation forcée d’un ordre rationnel au monde (je crois que Girard, à en juger par ses propos, peut être d’accord avec moi là-dessus). Je continue donc à ne pas souscrire à son analyse sur ce point. Je n’ai pas changé d’avis et je crains de ne pas avoir convaincu Girard.

GIRARD : Personnellement, je suis d’accord avec Vat­timo lorsqu’il dit que le christianisme est une révéla­tion de l’amour, mais je n’exclus pas qu’il soit aussi une révélation de vérité. Car dans le christianisme, vérité et amour coïncident et sont la même chose. Je pense que nous devons prendre très au sérieux ce concept de l’amour, qui, dans le christianisme, est la réhabilitation de la victime accusée à tort, la vérité même, la vérité anthropologique et la vérité chrétienne. Et je pense que cette vérité anthropologique peut donner au christia­nisme l’anthropologie qu’il mérite. Car traditionnelle­ment, la théologie chrétienne, juste en elle-même, s’est fondée sur une anthropologie « erronée » : l’anthropo­logie grecque, une anthropologie païenne, qui ne voit pas la responsabilité de l’homme en tant qu’être violent. Je crois, au contraire, qu’il convient de donner enfin à la théologie chrétienne l’anthropologie dont elle est digne.

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2008: Discours au monde de la culture, collège des Bernardins / Benoît XVI

Steve St.Clair
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Discours de Benoît XVI au monde de la culture, collège des Bernardins, Paris
Benoît XVI
Vendredi 12 septembre 2008

Monsieur le Cardinal, Madame le Ministre de la Culture, Monsieur le Maire, Monsieur le Chancelier de l’Institut, Chers amis,

Les cardinaux sont les premiers collaborateurs du pape.

Merci, Monsieur le Cardinal, pour vos aimables paroles.

Nous nous trouvons dans un lieu historique, lieu édifié par les fils de saint Bernard de Clairvaux et que votre prédécesseur, le regretté Cardinal Jean-Marie Lustiger, a voulu comme un centre de dialogue de la Sagesse chrétienne avec les courants culturels intellectuels et artistiques de votre société. Je salue particulièrement Madame le Ministre de la Culture qui représente le gouvernement, ainsi que Messieurs Giscard d’Estaing et Chirac. J’adresse également mes salutations aux ministres présents, aux représentants de l’UNESCO, à Monsieur le Maire de Paris et à toutes les autorités. Je ne veux pas oublier mes collègues de l’Institut de France qui savent ma considération et je désire remercier le Prince de Broglie de ses paroles cordiales. Nous nous reverrons demain matin. Je remercie les délégués de la communauté musulmane française d’avoir accepté de participer à cette rencontre ; je leur adresse mes vœux les meilleurs en ce temps du ramadan. Mes salutations chaleureuses vont maintenant tout naturellement vers l’ensemble du monde multiforme de la culture que vous représentez si dignement, chers invités.

J’aimerais vous parler ce soir des origines de la théologie occidentale et des racines de la culture européenne. J’ai mentionné en ouverture que le lieu où nous nous trouvons était emblématique. Il est lié à la culture monastique. De jeunes moines ont ici vécu pour s’initier profondément à leur vocation et pour bien vivre leur mission. Ce lieu, évoque-t-il pour nous encore quelque chose ou n’y rencontrons-nous qu’un monde désormais révolu ? Pour pouvoir répondre, nous devons réfléchir un instant sur la nature même du monachisme occidental. De quoi s’agissait-il alors ? En considérant les fruits historiques du monachisme, nous pouvons dire qu’au cours de la grande fracture culturelle, provoquée par la migration des peuples et par la formation des nouveaux ordres étatiques, les monastères furent des espaces où survécurent les trésors de l’antique culture et où, en puisant à ces derniers, se forma petit à petit une culture nouvelle. Comment cela s’est-il passé ? Quelle était la motivation des personnes qui se réunissaient en ces lieux ? Quelles étaient leurs désirs ? Comment ont-elles vécu ?

Avant toute chose, il faut reconnaître avec beaucoup de réalisme que leur volonté n’était pas de créer une culture nouvelle ni de conserver une culture du passé. Leur motivation était beaucoup plus simple. Leur objectif était de chercher Dieu, quaerere Deum. Au milieu de la confusion de ces temps où rien ne semblait résister, les moines désiraient la chose la plus importante : s’appliquer à trouver ce qui a de la valeur et demeure toujours, trouver la Vie elle-même. Ils étaient à la recherche de Dieu. Des choses secondaires, ils voulaient passer aux réalités essentielles, à ce qui, seul, est vraiment important et sûr. On dit que leur être était tendu vers l’« eschatologie ». Mais cela ne doit pas être compris au sens chronologique du terme – comme s’ils vivaient les yeux tournés vers la fin du monde ou vers leur propre mort – mais au sens existentiel : derrière le provisoire, ils cherchaient le définitif. Quaerere Deum : comme ils étaient chrétiens, il ne s’agissait pas d’une aventure dans un désert sans chemin, d’une recherche dans l’obscurité absolue. Dieu lui-même a placé des bornes milliaires, mieux, il a aplani la voie, et leur tâche consistait à la trouver et à la suivre. Cette voie était sa Parole qui, dans les livres des Saintes Écritures, était offerte aux hommes. La recherche de Dieu requiert donc, intrinsèquement, une culture de la parole, ou, comme le disait Dom Jean Leclercq : eschatologie et grammaire sont dans le monachisme occidental indissociables l’une de l’autre (cf. L’amour des lettres et le désir de Dieu, p.14). Le désir de Dieu comprend l’amour des lettres, l’amour de la parole, son exploration dans toutes ses dimensions. Puisque dans la parole biblique Dieu est en chemin vers nous et nous vers Lui, ils devaient apprendre à pénétrer le secret de la langue, à la comprendre dans sa structure et dans ses usages. Ainsi, en raison même de la recherche de Dieu, les sciences profanes, qui nous indiquent les chemins vers la langue, devenaient importantes. La bibliothèque faisait, à ce titre, partie intégrante du monastère tout comme l’école. Ces deux lieux ouvraient concrètement un chemin vers la parole. Saint Benoît appelle le monastère une dominici servitii schola, une école du service du Seigneur. L’école et la bibliothèque assuraient la formation de la raison et l’eruditio, sur la base de laquelle l’homme apprend à percevoir au milieu des paroles, la Parole.

Pour avoir une vision d’ensemble de cette culture de la parole liée à la recherche de Dieu, nous devons faire un pas supplémentaire. La Parole qui ouvre le chemin de la recherche de Dieu et qui est elle-même ce chemin, est une Parole qui donne naissance à une communauté. Elle remue certes jusqu’au fond d’elle-même chaque personne en particulier (cf. Ac 2, 37). Grégoire le Grand décrit cela comme une douleur forte et inattendue qui secoue notre âme somnolente et nous réveille pour nous rendre attentifs à Dieu (cf. Leclercq, ibid., p. 35). Mais elle nous rend aussi attentifs les uns aux autres. La Parole ne conduit pas uniquement sur la voie d’une mystique individuelle, mais elle nous introduit dans la communauté de tous ceux qui cheminent dans la foi. C’est pourquoi il faut non seulement réfléchir sur la Parole, mais également la lire de façon juste. Tout comme à l’école rabbinique, chez les moines, la lecture accomplie par l’un d’eux est également un acte corporel. « Le plus souvent, quand legere et lectio sont employés sans spécification, ils désignent une activité qui, comme le chant et l’écriture, occupe tout le corps et tout l’esprit », dit à ce propos Dom Leclercq (ibid., p. 21).

Il y a encore un autre pas à faire. La Parole de Dieu elle-même nous introduit dans un dialogue avec Lui. Le Dieu qui parle dans la Bible nous enseigne comment nous pouvons Lui parler. En particulier, dans le Livre des Psaumes, il nous donne les mots avec lesquelles nous pouvons nous adresser à Lui. Dans ce dialogue, nous Lui présentons notre vie, avec ses hauts et ses bas, et nous la transformons en un mouvement vers Lui. Les Psaumes contiennent en plusieurs endroits des instructions sur la façon dont ils doivent être chantés et accompagnés par des instruments musicaux. Pour prier sur la base de la Parole de Dieu, la seule labialisation ne suffit pas, la musique est nécessaire. Deux chants de la liturgie chrétienne dérivent de textes bibliques qui les placent sur les lèvres des Anges : le Gloria qui est chanté une première fois par les Anges à la naissance de Jésus, et le Sanctus qui, selon Isaïe 6, est l’acclamation des Séraphins qui se tiennent dans la proximité immédiate de Dieu. Sous ce jour, la Liturgie chrétienne est une invitation à chanter avec les anges et à donner à la parole sa plus haute fonction. À ce sujet, écoutons encore une fois Jean Leclercq : « Les moines devaient trouver des accents qui traduisent le consentement de l’homme racheté aux mystères qu’il célèbre : les quelques chapiteaux de Cluny qui nous aient été conservés montrent les symboles christologiques des divers tons du chant » (cf. ibid., p. 229).

Pour saint Benoît, la règle déterminante de la prière et du chant des moines est la parole du Psaume : Coram angelis psallam Tibi, Domine – en présence des anges, je veux te chanter, Seigneur (cf. 138, 1). Se trouve ici exprimée la conscience de chanter, dans la prière communautaire, en présence de toute la cour céleste, et donc d’être soumis à la mesure suprême : prier et chanter pour s’unir à la musique des esprits sublimes qui étaient considérés comme les auteurs de l’harmonie du cosmos, de la musique des sphères. À partir de là, on peut comprendre la sévérité d’une méditation de saint Bernard de Clairvaux qui utilise une expression de la tradition platonicienne, transmise par saint Augustin, pour juger le mauvais chant des moines qui, à ses yeux, n’était en rien un incident secondaire. Il qualifie la cacophonie d’un chant mal exécuté comme une chute dans la regio dissimilitudinis, dans la ‘région de la dissimilitude’. Saint Augustin avait tiré cette expression de la philosophie platonicienne pour caractériser l’état de son âme avant sa conversion (cf. Confessions, VII, 10.16) : l’homme qui est créé à l’image de Dieu tombe, en conséquence de son abandon de Dieu, dans la ‘région de la dissimilitude’, dans un éloignement de Dieu où il ne Le reflète plus et où il devient ainsi non seulement dissemblable à Dieu, mais aussi à sa véritable nature d’homme. Saint Bernard se montre ici évidemment sévère en recourant à cette expression, qui indique la chute de l’homme loin de lui-même, pour qualifier les chants mal exécutés par les moines, mais il montre à quel point il prend la chose au sérieux. Il indique ici que la culture du chant est une culture de l’être et que les moines, par leurs prières et leurs chants, doivent correspondre à la grandeur de la Parole qui leur est confiée, à son impératif de réelle beauté. De cette exigence capitale de parler avec Dieu et de Le chanter avec les mots qu’Il a Lui-même donnés, est née la grande musique occidentale. Ce n’était pas là l’œuvre d’une « créativité » personnelle où l’individu, prenant comme critère essentiel la représentation de son propre moi, s’érige un monument à lui-même. Il s’agissait plutôt de reconnaître attentivement avec les « oreilles du cœur » les lois constitutives de l’harmonie musicale de la création, les formes essentielles de la musique émise par le Créateur dans le monde et en l’homme, et d’inventer une musique digne de Dieu qui soit, en même temps, authentiquement digne de l’homme et qui proclame hautement cette dignité.

Enfin, pour s’efforcer de saisir cette culture monastique occidentale de la parole, qui s’est développée à partir de la quête intérieure de Dieu, il faut au moins faire une brève allusion à la particularité du Livre ou des Livres par lesquels cette Parole est parvenue jusqu’aux moines. Vue sous un aspect purement historique ou littéraire, la Bible n’est pas un simple livre, mais un recueil de textes littéraires dont la rédaction s’étend sur plus d’un millénaire et dont les différents livres ne sont pas facilement repérables comme constituant un corpus unifié. Au contraire, des tensions visibles existent entre eux. C’est déjà le cas dans la Bible d’Israël, que nous, chrétiens, appelons l’Ancien Testament. Ça l’est plus encore quand nous, chrétiens, lions le Nouveau Testament et ses écrits à la Bible d’Israël en l’interprétant comme chemin vers le Christ. Avec raison, dans le Nouveau Testament, la Bible n’est pas de façon habituelle appelée « l’Écriture » mais « les Écritures » qui, cependant, seront ensuite considérées dans leur ensemble comme l’unique Parole de Dieu qui nous est adressée. Ce pluriel souligne déjà clairement que la Parole de Dieu nous parvient seulement à travers la parole humaine, à travers des paroles humaines, c’est-à-dire que Dieu nous parle seulement dans l’humanité des hommes, et à travers leurs paroles et leur histoire. Cela signifie, ensuite, que l’aspect divin de la Parole et des paroles n’est pas immédiatement perceptible. Pour le dire de façon moderne : l’unité des livres bibliques et le caractère divin de leurs paroles ne sont pas saisissables d’un point de vue purement historique. L’élément historique se présente dans le multiple et l’humain. Ce qui explique la formulation d’un distique médiéval qui, à première vue, apparaît déconcertant : Littera gesta docet – quid credas allegoria…(cf. Augustin de Dacie, Rotulus pugillaris, I). La lettre enseigne les faits ; l’allégorie ce qu’il faut croire, c’est-à-dire l’interprétation christologique et pneumatique.

Nous pouvons exprimer tout cela d’une manière plus simple : l’Écriture a besoin de l’interprétation, et elle a besoin de la communauté où elle s’est formée et où elle est vécue. En elle seulement, elle a son unité et, en elle, se révèle le sens qui unifie le tout. Dit sous une autre forme : il existe des dimensions du sens de la Parole et des paroles qui se découvrent uniquement dans la communion vécue de cette Parole qui crée l’histoire. À travers la perception croissante de la pluralité de ses sens, la Parole n’est pas dévalorisée, mais elle apparaît, au contraire, dans toute sa grandeur et sa dignité. C’est pourquoi le « Catéchisme de l’Église catholique » peut affirmer avec raison que le christianisme n’est pas au sens classique seulement une religion du livre (cf. n. 108). Le christianisme perçoit dans les paroles la Parole, le Logos lui-même, qui déploie son mystère à travers cette multiplicité. Cette structure particulière de la Bible est un défi toujours nouveau posé à chaque génération. Selon sa nature, elle exclut tout ce qu’on appelle aujourd’hui « fondamentalisme ». La Parole de Dieu, en effet, n’est jamais simplement présente dans la seule littéralité du texte. Pour l’atteindre, il faut un dépassement et un processus de compréhension qui se laisse guider par le mouvement intérieur de l’ensemble des textes et, à partir de là, doit devenir également un processus vital. Ce n’est que dans l’unité dynamique de leur ensemble que les nombreux livres ne forment qu’un Livre. La Parole de Dieu et Son action dans le monde se révèlent dans la parole et dans l’histoire humaines. Le caractère crucial de ce thème est éclairé par les écrits de saint Paul. Il a exprimé de manière radicale ce que signifie le dépassement de la lettre et sa compréhension holistique, dans la phrase : « La lettre tue, mais l’Esprit donne la vie » (2 Co 3, 6). Et encore : « Là où est l’Esprit…, là est la liberté » (2 Co 3, 17). Toutefois, la grandeur et l’ampleur de cette perception de la Parole biblique ne peut se comprendre que si l’on écoute saint Paul jusqu’au bout, en apprenant que cet Esprit libérateur a un nom et que, de ce fait, la liberté a une mesure intérieure : « Le Seigneur, c’est l’Esprit, et là où l’Esprit du Seigneur est présent, là est la liberté » (2 Co 3, 17). L’Esprit qui rend libre ne se laisse pas réduire à l’idée ou à la vision personnelle de celui qui interprète. L’Esprit est Christ, et le Christ est le Seigneur qui nous montre le chemin. Avec cette parole sur l’Esprit et sur la liberté, un vaste horizon s’ouvre, mais en même temps, une limite claire est mise à l’arbitraire et à la subjectivité, limite qui oblige fortement l’individu tout comme la communauté et noue un lien supérieur à celui de la lettre du texte : le lien de l’intelligence et de l’amour. Cette tension entre le lien et la liberté, qui va bien au-delà du problème littéraire de l’interprétation de l’Écriture, a déterminé aussi la pensée et l’œuvre du monachisme et a profondément modelé la culture occidentale. Cette tension se présente à nouveau à notre génération comme un défi face aux deux pôles que sont, d’un côté, l’arbitraire subjectif, de l’autre, le fanatisme fondamentaliste. Si la culture européenne d’aujourd’hui comprenait désormais la liberté comme l’absence totale de liens, cela serait fatal et favoriserait inévitablement le fanatisme et l’arbitraire. L’absence de liens et l’arbitraire ne sont pas la liberté, mais sa destruction.

En considérant « l’école du service du Seigneur » – comme Benoît appelait le monachisme -, nous avons jusque là porté notre attention prioritairement sur son orientation vers la parole, vers l’« ora ». Et, de fait, c’est à partir de là que se détermine l’ensemble de la vie monastique. Mais notre réflexion resterait incomplète, si nous ne fixions pas aussi notre regard, au moins brièvement, sur la deuxième composante du monachisme, désignée par le terme « labora ».

Dans le monde grec, le travail physique était considéré comme l’œuvre des esclaves. Le sage, l’homme vraiment libre, se consacrait uniquement aux choses de l’esprit ; il abandonnait le travail physique, considéré comme une réalité inférieure, à ces hommes qui n’étaient pas supposés atteindre cette existence supérieure, celle de l’esprit. La tradition juive était très différente : tous les grands rabbins exerçaient parallèlement un métier artisanal. Paul, comme rabbi puis comme héraut de l’Évangile aux Gentils, était un fabricant de tentes et il gagnait sa vie par le travail de ses mains. Il n’était pas une exception, mais il se situait dans la tradition commune du rabbinisme. Le monachisme chrétien a accueilli cette tradition : le travail manuel en est un élément constitutif. Dans sa Regula, Benoît ne parle pas au sens strict de l’école, même si l’enseignement et l’apprentissage – comme nous l’avons vu – étaient acquis dans les faits ; en revanche, il parle explicitement du travail (cf. chap. 48). Augustin avait fait de même en consacrant au travail des moines un livre particulier. Les chrétiens, s’inscrivant dans la tradition pratiquée depuis longtemps par le judaïsme, devaient, en outre, se sentir interpelés par la parole de Jésus dans l’Évangile de Jean, où il défendait son action le jour du shabbat : « Mon Père (…) est toujours à l’œuvre, et moi aussi je suis à l’œuvre » (5, 17). Le monde gréco-romain ne connaissait aucun Dieu Créateur. La divinité suprême selon leur vision ne pouvait pas, pour ainsi dire, se salir les mains par la création de la matière. « L’ordonnancement » du monde était le fait du démiurge, une divinité subordonnée. Le Dieu de la Bible est bien différent : Lui, l’Un, le Dieu vivant et vrai, est également le Créateur. Dieu travaille, Il continue d’œuvrer dans et sur l’histoire des hommes. Et dans le Christ, Il entre comme Personne dans l’enfantement laborieux de l’histoire. « Mon Père est toujours à l’œuvre et moi aussi je suis à l’œuvre ». Dieu Lui-même est le Créateur du monde, et la création n’est pas encore achevée. Dieu travaille ! C’est ainsi que le travail des hommes devait apparaître comme une expression particulière de leur ressemblance avec Dieu qui rend l’homme participant à l’œuvre créatrice de Dieu dans le monde.

Sans cette culture du travail qui, avec la culture de la parole, constitue le monachisme, le développement de l’Europe, son ethos et sa conception du monde sont impensables. L’originalité de cet ethos devrait cependant faire comprendre que le travail et la détermination de l’histoire par l’homme sont une collaboration avec le Créateur, qui ont en Lui leur mesure. Là où cette mesure vient à manquer et là où l’homme s’élève lui-même au rang de créateur déiforme, la transformation du monde peut facilement aboutir à sa destruction.

Nous sommes partis de l’observation que, dans l’effondrement de l’ordre ancien et des antiques certitudes, l’attitude de fond des moines était le quaerere Deum – se mettre à la recherche de Dieu. C’est là, pourrions-nous dire, l’attitude vraiment philosophique : regarder au-delà des réalités pénultièmes et se mettre à la recherche des réalités ultimes qui sont vraies. Celui qui devenait moine, s’engageait sur un chemin élevé et long, il était néanmoins déjà en possession de la direction : la Parole de la Bible dans laquelle il écoutait Dieu parler. Dès lors, il devait s’efforcer de Le comprendre pour pouvoir aller à Lui. Ainsi, le cheminement des moines, tout en restant impossible à évaluer dans sa progression, s’effectuait au cœur de la Parole reçue. La quête des moines comprend déjà en soi, dans une certaine mesure, sa résolution. Pour que cette recherche soit possible, il est nécessaire qu’il existe dans un premier temps un mouvement intérieur qui suscite non seulement la volonté de chercher, mais qui rende aussi crédible le fait que dans cette Parole se trouve un chemin de vie, un chemin de vie sur lequel Dieu va à la rencontre de l’homme pour lui permettre de venir à Sa rencontre. En d’autres termes, l’annonce de la Parole est nécessaire.

Elle s’adresse à l’homme et forge en lui une conviction qui peut devenir vie. Afin que s’ouvre un chemin au cœur de la parole biblique en tant que Parole de Dieu, cette même Parole doit d’abord être annoncée ouvertement. L’expression classique de la nécessité pour la foi chrétienne de se rendre communicable aux autres se résume dans une phrase de la Première Lettre de Pierre, que la théologie médiévale regardait comme le fondement biblique du travail des théologiens : « Vous devez toujours être prêts à vous expliquer devant tous ceux qui vous demandent de rendre compte (logos) de l’espérance qui est en vous » (3, 15). (Logos doit devenir apo-logie, la Parole doit devenir réponse). De fait, les chrétiens de l’Église naissante ne considéraient pas leur annonce missionnaire comme une propagande qui devait servir à augmenter l’importance de leur groupe, mais comme une nécessité intrinsèque qui dérivait de la nature de leur foi. Le Dieu en qui ils croyaient était le Dieu de tous, le Dieu Un et Vrai qui s’était fait connaître au cours de l’histoire d’Israël et, finalement, à travers son Fils, apportant ainsi la réponse qui concernait tous les hommes et, qu’au plus profond d’eux-mêmes, tous attendent. L’universalité de Dieu et l’universalité de la raison ouverte à Lui constituaient pour eux la motivation et, à la fois, le devoir de l’annonce. Pour eux, la foi ne dépendait pas des habitudes culturelles, qui sont diverses selon les peuples, mais relevait du domaine de la vérité qui concerne, de manière égale, tous les hommes.

Le schéma fondamental de l’annonce chrétienne ad extra – aux hommes qui, par leurs questionnements, sont en recherche – se dessine dans le discours de saint Paul à l’Aréopage. N’oublions pas qu’à cette époque, l’Aréopage n’était pas une sorte d’académie où les esprits les plus savants se rencontraient pour discuter sur les sujets les plus élevés, mais un tribunal qui était compétent en matière de religion et qui devait s’opposer à l’intrusion de religions étrangères. C’est précisément ce dont on accuse Paul : « On dirait un prêcheur de divinités étrangères » (Ac 17, 18). Ce à quoi Paul réplique : « J’ai trouvé chez vous un autel portant cette inscription : “Au dieu inconnu”. Or, ce que vous vénérez sans le connaître, je viens vous l’annoncer » (cf. 17, 23). Paul n’annonce pas des dieux inconnus. Il annonce Celui que les hommes ignorent et pourtant connaissent : l’Inconnu-Connu. C’est Celui qu’ils cherchent, et dont, au fond, ils ont connaissance et qui est cependant l’Inconnu et l’Inconnaissable. Au plus profond, la pensée et le sentiment humains savent de quelque manière que Dieu doit exister et qu’à l’origine de toutes choses, il doit y avoir non pas l’irrationalité, mais la Raison créatrice, non pas le hasard aveugle, mais la liberté. Toutefois, bien que tous les hommes le sachent d’une certaine façon – comme Paul le souligne dans la Lettre aux Romains (1, 21) – cette connaissance demeure ambigüe : un Dieu seulement pensé et élaboré par l’esprit humain n’est pas le vrai Dieu. Si Lui ne se montre pas, quoi que nous fassions, nous ne parvenons pas pleinement jusqu’à Lui. La nouveauté de l’annonce chrétienne c’est la possibilité de dire maintenant à tous les peuples : Il s’est montré, Lui personnellement. Et à présent, le chemin qui mène à Lui est ouvert. La nouveauté de l’annonce chrétienne réside en un fait : Dieu s’est révélé. Ce n’est pas un fait nu mais un fait qui, lui-même, est Logos – présence de la Raison éternelle dans notre chair. Verbum caro factum est (Jn 1, 14) : il en est vraiment ainsi en réalité, à présent, le Logos est là, le Logos est présent au milieu de nous. C’est un fait rationnel. Cependant, l’humilité de la raison sera toujours nécessaire pour pouvoir l’accueillir. Il faut l’humilité de l’homme pour répondre à l’humilité de Dieu.

Sous de nombreux aspects, la situation actuelle est différente de celle que Paul a rencontrée à Athènes, mais, tout en étant différente, elle est aussi, en de nombreux points, très analogue. Nos villes ne sont plus remplies d’autels et d’images représentant de multiples divinités. Pour beaucoup, Dieu est vraiment devenu le grand Inconnu. Malgré tout, comme jadis où derrière les nombreuses représentations des dieux était cachée et présente la question du Dieu inconnu, de même, aujourd’hui, l’actuelle absence de Dieu est aussi tacitement hantée par la question qui Le concerne. Quaerere Deum – chercher Dieu et se laisser trouver par Lui : cela n’est pas moins nécessaire aujourd’hui que par le passé.

Une culture purement positiviste, qui renverrait dans le domaine subjectif, comme non scientifique, la question concernant Dieu, serait la capitulation de la raison, le renoncement à ses possibilités les plus élevées et donc un échec de l’humanisme, dont les conséquences ne pourraient être que graves. Ce qui a fondé la culture de l’Europe, la recherche de Dieu et la disponibilité à L’écouter, demeure aujourd’hui encore le fondement de toute culture véritable.

Merci beaucoup.

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