2009: Christianisme et modernité / René Girard et Giani Vattimo

Christianisme et modernité sont-ils deux ennemis se livrant bataille, en un dernier avatar des “guerres de religion”: d’un côté la foi, l’idée rassurante d’une transcendance ; de l’autre le désenchantement prenant acte de la « mort de Dieu » ? D’un côté la tradition, la vérité, l’autorité ; de l’autre la laïcité, le relativisme, la défense des libertés individuelles ? Loin d’opposer frontalement ces deux camps, René Girard et Giani Vattimo s’efforcent au contraire de les rapprocher. Avec des arrière-plans philosophiques et des arguments différents, tous deux soutiennent cette thèse paradoxale : sécularisation et laïcité sont des produits du christianisme ; le christianisme est la religion de la sortie de la religion, étant lui-même à l’origine des valeurs de nos sociétés occidentales – y compris la démocratie et la séparation de l’Eglise et de l’Etat.

Les dialogues et articles rassemblés ici pour la première fois forment le journal d’une confrontation entre deux des plus grands penseurs du moment, remarquable contribution au débat sur le rôle de la religion et le sens de la foi dans notre monde.

Philosophe et homme politique italien, Gianni Vatimo occupe la chaire d’herméneutique philosophique de l’université de Turin. Plusieurs ouvrages ont été traduits en français, comme La Fin de la modernité (1987), La Société transparente (1990) ou Après la chrétienté (2004).

Je vous remercie,

Steve St.Clair
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Christianisme et modernité
(des extraits)

René Girard
Gianni Vattimo
Pierpaolo Antonello

ANTONELLO : Je souhaiterais commencer notre dia­logue en partant des deux termes qui donnent son titre à cette rencontre : christianisme et modernité. À travers des approches différentes — anthropologique chez Girard et philosophique chez Vattimo —, vous en êtes arrivés plus ou moins à la même conclusion, à savoir que la modernité, telle qu’elle a été construite et com­prise par l’Occident européen, est en substance une invention du christianisme. Votre travail de recherche vous a amenés à exprimer un concept en apparence paradoxal : le christianisme est responsable de la sécula­risation du monde. La fin des religions est le fait d’une religion. Dans un livre récent, Girard va même jusqu’à dire que « l’athéisme, au sens moderne du terme, est une invention chrétienne z ». Voir par conséquent la sécularisation et la laïcité, dans leur acception com­mune, comme opposées au christianisme et en conflit avec lui est pour vous une erreur à la fois historique et philosophique. Comment expliquer ce paradoxe appa­rent ?

GIRARD : Pour pouvoir articuler ces arguments de mon point de vue, il faut adopter une perspective anthropologique, historique et évolutive. Le christia­nisme représente une rupture dans l’histoire culturelle de l’homme — en particulier dans son histoire reli­gieuse —, car pendant des dizaines de milliers d’années, les religions ont été ce qui a permis aux communautés primitives de ne pas s’autodétruire. Souvent, en effet, les êtres humains, plus encore que les animaux, font preuve de violence. Mais attention : par ce terme, je désigne non pas un comportement agressif, mais un phénomène inhérent à certaines dynamiques sociales — représailles, vengeances, volonté de rendre oeil pour oeil et dent pour dent. Tout cela parce que l’être humain est fondamentalement compétitif, parce que les hommes désirent toujours les mêmes choses que les autres hommes, car ils sont, selon mon expression, « mimétiques » ; et aussi parce qu’ils se livrent à des guerres intestines et entretiennent des conflits sans fin, qui instaurent des cercles vicieux de violence dont aucun système « judiciaire » ne permet de sortir. Voilà pourquoi la mythologie, et surtout les mythes sur les origines, commencent toujours par le récit d’une crise, une crise dans les rapports humains, souvent interpré­tée comme une « plaie » ou une « peste ». Cette crise se conclut d’ordinaire par une altération soudaine de l’unanimité mimétique, en vertu de laquelle la violence de la communauté se polarise sur une victime choisie pour des raisons arbitraires : avec sa mise à mort, l’ordre social est rétabli. Telles sont les grandes lignes du schéma de structuration mythique des cultures et des religions primitives, qui reposent sur un lynchage fondateur, une expulsion d’abord réelle, puis symbo­lique, de victimes innocentes.

Le christianisme qui, contrairement à ce que les anthropologues ont souvent soutenu, n’est pas un mythe parmi tant d’autres, renverse complètement cette perspective. Dans le mythe, le point de vue est toujours celui de la communauté qui décharge sa vio­lence sur une victime qu’elle considère coupable, et à travers l’expulsion de laquelle elle rétablit l’ordre social, à ce point précieux que la victime est divinisée, investie d’un pouvoir sacré par la communauté qui l’a expulsée. « Sacrifer » signifie en effet « rendre sacré ». Dans le récit mythique, cependant, la victime est toujours cou­pable et représentée comme telle. Il suffit de penser à OEdipe, qui commet un parricide et un inceste et qui est donc banni. Freud prend ce mythe à la lettre, tandis que le christianisme nous aide à comprendre que la vérité cachée et refoulée est autre. Le mythe des reli­gions primitives met en scène une farce, à laquelle les foules, en proie au paroxysme mimétique, croient, restant ainsi « ignorantes », précisément parce que, comme l’expliquent les Évangiles, ces hommes « ne savent ce qu’ils font ». Le christianisme, du point de vue sociologique et anthropologique, nie cet ordre et cette lecture mythiques, car il raconte la même scène, mais du point de vue de la victime, qui est toujours innocente. Il détruit par conséquent les religions qui unissent et coalisent les gens contre des victimes arbi­trairement choisies, comme toutes les religions natu­relles l’ont toujours fait, à l’exception des religions bibliques.

Le christianisme renverse donc cette situation en démontrant que la victime n’est pas coupable et que la foule unanime ne sait pas ce qu’elle fait lorsqu’elle l’accuse injustement. On en trouve déjà des exemples dans l’Ancien Testament — avant même la Passion, qui représente pour moi le sommet de la révélation de l’innocence de la victime sacrifiée par une commu­nauté injuste et violente. Prenons le cas d’Isaïe, 52-53 : l’innocence de la victime est mise en évidence, mais celle-ci est quand même condamnée par la foule en proie au délire mimétique, unanimement convaincue d’avoir trouvé un coupable pour toutes ses crises internes. Dans de telles circonstances, nous n’avons plus des comportements ou des consciences indivi­duels, mais nous rejoignons la logique unanime de la foule. Au cours de la Passion, même Pierre, lorsqu’il se retrouve parmi la masse qui accuse le Christ, cède à la tentation et le renie. Les Évangiles et la Passion de Jésus révèlent et déploient dans sa totalité cette vérité anthropologique : tout au long de notre histoire d’ani­maux culturels, nous n’avons cessé de chercher des boucs émissaires pour résoudre nos crises et nous les avons tués, pour ensuite les diviniser, sans savoir cepen­dant ce que nous faisions. La Passion du Christ nous l’apprend et nous le dit en toute clarté : Jésus est une victime innocente, sacrifiée par une foule unanime à se révolter contre lui, après l’avoir ovationné à peine quelques jours plus tôt. Et cela sans aucune raison par­ticulière. Une telle prise de conscience conduit à la rupture du mécanisme de méconnaissance, de couver­ture cognitive, qui fondait le schéma mythique : doré­navant, nous ne pouvons plus feindre d’ignorer que l’ordre social se construit en sacrifiant des victimes innocentes. Le christianisme nous prive de ce méca­nisme, à la base de l’ordre social et religieux archaïque, et nous introduit dans une phase nouvelle de l’histoire de l’homme, que nous pouvons légitimement appeler « moderne ». Pour moi, toutes les conquêtes de la modernité partent de là, de cette prise de conscience interne au christianisme.

ANTONELLO : Votre point de vue, Gianni Vattimo, reprend les prémisses de Girard, surtout telles qu’elles ont été articulées dans Des choses cachées depuis la fin- dation du monde’, mais en les déclinant philosophi­quement de manière différente et en les intégrant aux réflexions de Heidegger sur la fin de la métaphysique et sur la dissolution de l’Être, c’est-à-dire de toute vérité ontologiquement stable. À travers l’incarnation et la mort du Christ puis la révélation, qui en découle, du mécanisme violent et victimaire autrefois fondateur du sacré et des religions naturelles, nous apprenons que Dieu lui-même « s’affaiblit », ouvrant ainsi un espace où l’homme peut s’émanciper, au point de pouvoir devenir « athée » et « laïc ».

VATTIMO : Je dois avant tout reconnaître que Girard est à l’origine de ma conversion et qu’il a donc beau­coup de mérite — même si je ne sais pas jusqu’à quel point il serait content de savoir à quoi il m’a converti ! Pour moi, la lecture de son oeuvre a été aussi décisive que celle de certains écrits de Heidegger qui, à une autre époque de ma vie, m’ont profondément marqué (d’un point de vue non seulement intellectuel, mais encore existentiel et personnel). Girard m’a en effet permis de comprendre l’essence événementielle, histo­rique et progressive du christianisme et de la moder­nité. D’habitude, nous qui avons grandi dans un milieu catholique, avons toujours imaginé qu’il existait une antithèse entre être chrétien et être moderne. La Révolution française, les Lumières, la démocratie, le libéralisme, le Syllabus — pour ceux qui l’ont lu — ont été conçus en opposition à la foi religieuse et en parti­culier au christianisme, perçu comme conservateur et obscurantiste. La modernité était une chose et le chris­tianisme en était une autre. En philosophie, pour être chrétien, il fallait revenir aux philosophes du passé • Aristote, saint Augustin, saint Thomas, et ainsi de suite.

Découvrir Girard voulait dire découvrir que Jésus était venu dévoiler quelque chose que les religions naturelles n’avaient pas dévoilé : le mécanisme victi­maire qui les fonde. Cette révélation nous a permis de miner et enfin de dissoudre de nombreuses croyances propres aux religions naturelles. L’histoire même du christianisme est celle de la dissolution — avec l’aide, je crois, en bon catholique que je suis, du Saint Esprit — des éléments de violence naturelle, de sacré naturel, présents dans l’Église. Toutes les disciplines que la tra­dition a imposées aux chrétiens ont quelque chose de violent, mais elles sont aussi liées à une contrainte qui s’est en quelque sorte sécularisée. Le mot-clef que je me suis mis à utiliser après avoir lu Girard est en effet celui de sécularisation, entendue comme réalisation effective du christianisme en tant que religion non sacrificielle. Et je pousse les choses encore plus loin en considérant comme positifs plusieurs aspects de la modernité apparemment scandaleux et « dissolus ». La sécularisation serait donc non pas l’abandon du sacré, mais l’application complète de la tradition sacrée à des phénomènes humains précis. L’exemple qui me vient à l’esprit est celui de Max Weber, qui voit dans la société capitaliste la fille légitime de l’esprit protestant. En ce sens, je développe une théorie positive de la sécularisa­tion, qui naît de la réinterprétation non victimaire des Écritures par l’Église. Le christianisme est enfin la reli­gion qui ouvre la voie à une existence non strictement religieuse, affranchie des liens, de la contrainte, de l’autorité — et je pourrais ici me référer à Gioacchino da Fiore, qui a parlé d’un troisième âge de l’histoire de l’humanité et de celle du Salut, où le sens « spirituel » de l’Écriture se manifeste toujours davantage, et où la charité remplace la discipline.

Au vu de ces prémisses, que j’ai justement emprun­tées à la lecture de Des choses cachées…, je serais cepen­dant tenté de poser à Girard la question suivante : le christianisme n’a-t-il pas introduit dans le monde quelque chose qui devrait aller jusqu’à éliminer l’appa­reil ecclésiastique ? La révélation chrétienne nous fait prendre conscience que le mécanisme victimaire est horrible et que nous devons le changer. Mais jusqu’où ? Jusqu’où le christianisme doit-il supprimer les éléments de violence présents dans les traditions religieuses ? Si l’orthodoxie catholique déclare qu’il est interdit d’avor­ter, de divorcer, de faire des expériences sur les embryons, etc., cela n’équivaut-il pas au maintien d’une certaine violence de la religion naturelle au sein d’une religion historique et positive qui n’a révélé que l’amour ? Jésus-Christ est venu au monde pour dévoiler que la religiosité réside non pas dans les sacrifices, mais dans l’amour de Dieu et de notre prochain. Tout ce qui, dans l’Église, ne se ramène pas à cela n’est-il pas encore de la religion naturelle et victimaire ?

ANTONELLO : René Girard, comment répondre à cette objection ? Et quel rapport existe-t-il entre le christianisme historique et le « sacré » que le christia­nisme évangélique s’efforce de dépasser ?

GIRARD Vattimo est très intelligent et très sympa­thique, et j’apprécie beaucoup ses idées. Il s’est efforcé de vous suggérer que j’approuve tout ce que l’Église est et tout ce qu’elle a fait dans le monde. Je ne prétends pas que le christianisme ait transformé le monde autant qu’il aurait dû ou pu le faire. Il a lutté contre les reli­gions archaïques et lutte encore contre des formes plus ou moins explicites de sacré. Le christianisme histo­rique a conservé des éléments de religion archaïque, de religion historique ; la société, la politique, la culture et l’ensemble du monde où nous vivons sont histo­riques, et cela vaut aussi pour les religions. On a tenté et on tente encore de s’adapter, de s’ajuster, mais il est évident que cela demande beaucoup de temps. Car l’idée chrétienne s’est insérée dans un monde où la ter­ritorialité, où le concept de vengeance étaient forts, où les actions des êtres humains étaient strictement assujetties à des actions de groupe, à des mécanismes unanimes que nous pourrions qualifier de tribaux. Le christianisme qui s’efforce d’entrer dans ce monde dan­gereux n’a pas la vie facile ; il est clair qu’il a besoin de milliers d’années pour parvenir à déstructurer quelque chose. C’est ce que Vattimo ne voit pas — mais sans doute n’est-il pas aussi obsédé par cela que moi.

Nous vivons dans un monde où les possibilités d’action de l’homme sont en augmentation constante, avec des répercussions de plus en plus vastes. Très sou­vent, les hommes primitifs n’osaient même pas cultiver un lopin de terre à cause du respect et de la crainte que leur inspiraient les esprits occupant ce territoire (toutes ces divinités qui imprégnaient la nature et qui, à mon avis, ont été à l’origine des victimes émissaires transformées en dieux). Nous n’éprouvons plus ce genre de craintes.

Je reconnais que la philosophie des Lumières a repré­senté un moment historique où la partie chrétienne, occidentale, de l’humanité s’est rendu compte que le monde changeait, que les gens étaient plus libres et que la désacralisation du monde, comparée à l’époque préchrétienne ou même seulement au Moyen Âge, offrait à l’homme une plus grande possibilité d’action. Mais on a alors vu s’instaurer la croyance erronée selon laquelle ce phénomène était le produit exclusif de l’action des hommes, de leur génie individuel, ou du génie de l’être humain en général. Dans le même temps cependant, la conscience de la responsabilité humaine envers le monde n’a pas augmenté. Nous disposons d’armes de plus en plus puissantes, mais nous avons un sens très faible de nos responsabilités. Si notre évo­lution culturelle nous a conduits à remplacer Dieu, alors nous devrions nous rendre compte que nous nous sommes chargés d’une responsabilité énorme et qu’il faudrait nous interroger sur l’importance de la religion tout autrement que ne le font aujourd’hui les mass media. Ces derniers perçoivent en effet la religion comme une pensée étrangère à la nature humaine, quelque chose qui se présente sous la forme d’une contrainte, d’un lien, qui peut être nuisible à la santé. La religion nuirait à l’homme, comme le tabac. Mais ce discours néglige le fait qu’il est dans la nature humaine d’avoir des croyances religieuses, et que celles-ci doivent avoir un but anthropologique et social. Nous devons aujourd’hui nous demander ce que signifie vivre dans un monde où l’on prétend se passer de la religion. N’y a-t-il pas là un danger, en particulier celui d’un déchaînement de la violence ? Alors qu’il n’est pas impossible, nous le savons, que nous provoquions un jour la fin du monde tel que nous le connaissons, la disparition de la religion ne nous expose-t-elle pas au risque du déchaînement d’une dimension « apoca­lyptique » ? Ce que je dis n’est évidemment pas compatible avec la modalité apocalyptique du fonda­mentalisme protestant, qui imagine le monde détruit par la violence de Dieu, car cela est par essence anti­chrétien. À mon sens, les vrais textes apocalyptiques, qu’on ne lit hélas jamais, sont le chapitre 13 de l’Évan­gile selon saint Marc et le chapitre 24 de l’Évangile selon saint Matthieu ; pour moi, du point de vue d’un christianisme fondamental, ils comptent encore plus que l’Apocalypse de saint Jean lui-même.

Dans le même temps, tout en sachant cela, nous tournons en dérision des textes bibliques comme l’Apocalypse, alors que nous devrions les prendre très au sérieux, puisque la fin du monde y est précisément mise en relation avec le christianisme. Car le judaïsme et le christianisme sont conscients que si nous nous efforçons de nous passer de toutes les prohibitions, des limites que les religions archaïques imposaient, non seulement nous nous mettons en péril nous-mêmes, mais nous faisons aussi peser une menace sur l’exis­tence du monde. Les religions archaïques naissent en effet d’une telle prise de conscience. Nous agissons au contraire aujourd’hui comme si nous étions les maîtres du monde, les seigneurs de la nature, sans aucune médiation ou arbitrage, comme si tout ce que nous faisons ne pouvait pas avoir de répercussions négatives. Mais nous savons tous très bien que ces tabous archa­ïques possédaient une valeur et une signification. Les êtres humains, de même que les nations, ne peuvent pas vivre sans éthique. C’est bien beau d’imaginer que tout est possible, mais en réalité, chacun de nous sait parfaitement qu’il existe des limites. Si les êtres humains et les nations continuent à éluder leurs res­ponsabilités, les risques deviennent énormes. Vattimo voudrait nous faire croire que nous pourrions habiter une sorte d’Éden : il suffirait de nous rendre compte que nous y sommes déjà, que les dangers n’existent pas ; malheureusement, le monde qui nous entoure ne l’écoute pas.

Nous avons besoin d’une bonne théorie de la sécula­risation, car celle-ci correspond aussi à la fin du sacri­fice, ce qui nous prive de nos moyens culturels habituels d’affronter la violence. Il y a une temporalité du sacrifice, et la violence est sujette à l’érosion et à l’entropie, mais la manière dont Vattimo s’y oppose me semble symptomatique. Lorsqu’on se débarrasse du sacré grâce au christianisme, il se produit certes une ouverture salutaire vers l’agapè, la charité, mais on prend aussi le risque de générer une violence supérieure. Le monde dans lequel nous vivons est, de l’avis général, moins violent que par le passé, et nous prenons soin des victimes comme aucune autre civilisation ne l’a jamais fait, mais ce monde est aussi le plus persécuteur et le plus meurtrier de l’Histoire. Le bien comme le mal semblent y aug­menter également. Aussi, pour défendre une théorie de la culture, il faut rendre compte des aspects extra­ordinaires de cette culture. Dans Credere di credere, Vattimo utilise l’idée de Max Weber sur la sécularisa­tion comme cause du désenchantement du monde. Tu dis que « le désenchantement du monde a aussi produit un radical désenchantement de l’idée même de désenchantement 1 ». Je suis d’accord. Malgré toute son intelligence, Weber n’avait découvert qu’à moitié le paradoxe que représente la présence simultanée, dans le monde contemporain, d’un haut degré de dévelop­pement et d’une bonne dose de désagrégation, mais il existe bien d’autres paradoxes, qui s’intensifient avec le temps et deviennent de plus en plus fascinants.

VATTIMO : J’ai peut-être, dans ma réflexion initiale, simplifié la pensée de Girard. Je ne vois certes pas en lui un immobiliste et je ne veux pas le rendre plus papiste que ce qu’il peut sembler être. On sent chez lui, y compris dans ce qu’il vient de dire, l’idée d’une nature humaine posant, en quelque sorte, des limites. Je suis pour ma part convaincu qu’en suivant sa propre démarche, on pourrait déconstruire jusqu’au concept de nature humaine, entendue comme limitatrice. Baget Bozzo dirait que Jésus s’est fait homme pour nous expliquer que le démon existe et qu’il est très dange­reux. Mais il aurait pu nous envoyer une lettre, sans aller jusqu’à se faire crucifier ! Un chrétien moins influ­encé par Baget pourrait soutenir que Jésus s’est fait homme non seulement pour dévoiler l’existence du mal, mais encore pour le détruire. Il ne vient pas nous dire : « Souviens-toi que tu dois mourir ! », mais bien au contraire : « Mort, où est ta victoire ? »

À partir de la théorie de Girard, on peut alors vrai­ment élaborer un discours sur le christianisme qui ne décrit pas la « vraie » nature humaine, mais qui la change, la rachète. La rédemption ne consiste pas seule­ment à savoir que Dieu existe, elle signifie aussi savoir que Dieu nous aime et que nous ne devons pas avoir peur de l’obscurité. Jusqu’où pouvons-nous aller en ce sens ? Mon objection est que le christianisme nous per­met vraiment de dire : « Grâce à Dieu, je suis athée » ; ce qui signifie : « Grâce à Dieu, je ne suis pas idolâtre ; grâce à Dieu, je ne crois pas qu’il existe des lois de la nature, des limites infranchissables. Je crois seulement que je dois aimer Dieu par-dessus tout et mon pro­chain comme moi-même. »

Un catholique conservateur pourrait me demander :« Mais quand tu dis que tu aimes Dieu, qu’aimes-tu ?Ne devrais-tu pas plutôt dire que tu aimes les lois de la nature ? » Non, car une telle identification de Dieuet des lois de la nature est très dangereuse : dans cette hypothèse, je devrais en effet aimer aussi le fait queles Blancs sont traditionnellement plus riches et plus civilisés que les Noirs. Les lois du marché (les lois dela nature que prêche la droite !) nous disent que le plus fort gagne et que le plus faible perd. Voilà pourquoi jene suis pas naturaliste, en aucun sens du terme. Certes, le monde a été créé par Dieu, mais dois-je comprendrecette formule au pied de la lettre ? Cela reviendrait à dire que, si Dieu a fait que les gros poissons mangentles petits, alors je dois donner aux gros poissons des sardines et des anchois, les aider, simplement parce que la loi de la nature le veut ainsi ? Ou bien dois-je tenter de les changer et par exemple de les rendre végétariens ? Transformer un carnivore en végétarien, est-ce violer les lois de la nature ? Cela me semble absurde. Ce serait une vérité chrétienne au sens de Girard. Ce dernier est certes plus anthropologue que philosophe, comme l’a dit Antonello tout à l’heure, et au fond de sa pensée, comme on le voit aussi dans son livre Les Origines de la culture’, demeure encore l’idée selon laquelle le dévoilement du mécanisme victimaire, que Jésus a rendu possible au prix de sa vie, offrirait une clef pour mieux comprendre et mieux décrire la nature humaine. Mais je ne suis pas d’accord avec lui sur ce point, car Heidegger et Nietzsche m’ont appris que poser des structures constitue toujours un acte d’autorité. Qui vous demande votre carte d’identité ? La police. Mais alors, pourquoi Girard ne peut-il pas aller jusqu’à admettre qu’il existe dans le christianisme une essence dynamique et révélatrice et que la fin de l’Histoire et le but de la vie consistent à supprimer toujours davan­tage les limites ? C’est ce que pensait aussi Hegel et ce que disait la philosophie des Lumières. Nous ne pou­vons pas accepter qu’il y ait des limites, des nec plus ultra. Jésus est venu dire que rien n’est impossible.

Non, je ne crois pas habiter l’Éden. Mais il existe des moments de plénitude que nous aimons vivre et que l’on pourrait rendre plus durables si nous pouvions tous éprouver plus d’amour les uns pour les autres —ce qui n’est pas impossible, car la nature humaine ne connaît pas ce genre de limites. « Soyez aussi parfaits que votre Père qui est aux cieux. » Il s’agit là d’un pré­cepte évangélique. Je désire être aussi parfait que mon Père. Comment se pourrait-il que Jésus nous ait demandé quelque chose d’absolument impossible ?

ANTONELLO : Mais ne croyez-vous pas cependant que vous vivez, comme le soutient Girard, dans un contexte historique en raison duquel les hommes, dans toute société, doivent se donner des contraintes, des limites d’ordre éthique ? Certes pas le système de tabous et de prohibitions caractéristiques du sacré et des sociétés prétechnologiques, mais des « structures » de compor­tement normatives partagées. Quel rôle le christia­nisme joue-t-il dans la construction de cette éthique collective ?

VATTIMO . Je crois avant tout que le propos de Girard doit être repris et rapproché de l’idée d’une consuma­tion du christianisme. Toujours moins d’idoles, tou­jours plus d’« athéisme ». Pas de preuves naturelles de Dieu, mais seulement la charité et, certainement, l’éthique. Je dis toujours que l’éthique n’est autre que la charité, augmentée des règles de la circulation. Je respecte celles-ci parce que je ne veux pas éliminer mon prochain et que je dois l’aimer. Mais penser que griller un feu rouge a quelque chose de contre-nature est ridi­cule. Si vous pensez à l’éthique en un sens chrétien, ce ne peut être que cela. Sinon, vous trouverez toujours quelqu’un pour vous dire qu’il connaît les lois de la nature mieux que vous. Mais on pourrait me deman­der : en quoi crois-tu, toi ? Je suis un citoyen démo­crate, je ne dois sauver que mon âme et ma liberté. Ma liberté d’être informé, d’exprimer mon consentement, de participer à l’élaboration de lois sur lesquelles nous tombons d’accord en nous respectant réciproquement au nom de la charité. Je sais que ce n’est pas facile, mais tous les autres systèmes ont toujours conduit à l’existence d’autorités qui savent mieux que moi ce que je dois faire et qui m’imposent donc quelque chose.

Je suis responsable envers les autres et par consé­quent aussi envers l’histoire de l’Église, envers l’huma­nité. Je ne veux pas me comporter comme un éléphant qui entre dans un magasin de porcelaine et qui casse tout. J’éprouve un profond respect pour les saints chré­tiens. Comme je l’ai dit un jour, je préfère ressembler à saint Joseph, avec ses airs de père putatif, plutôt qu’à Cesare Romiti 1. Je respecte profondément la tradition chrétienne, la sainteté, mais pas au point de ne pas prendre de bain, comme le faisait, paraît-il, saint Louis de Gonzague, pour ne pas voir sa nudité. Il agissait par mauvais quand je me promène. Tout cela est de la charité, augmentée des règles de la circulation : l’éthique, c’est cela.

GIRARD Je n’ai rien à objecter, pour l’essentiel, à ce que Vattimo vient de dire. Dans les milieux intellec­tuels européens, sa conversion a été un événement important, car il appartient à ce mouvement, passé de Heidegger au structuralisme puis au déconstruction­nisme, qui se caractérise par une attitude d’extrême optimisme envers l’Histoire — notion qui n’a d’ailleurs pas beaucoup de sens pour les représentants de cette école, dont le maître mot pourrait être le mot « jeu ». Tout est ludique, tout se réduit à un jeu linguistique. Disons que, d’un point de vue sociologique, ils peuvent se le permettre : la plupart d’entre eux proviennent du monde académique et sont convaincus qu’il y aura toujours une université pour les soutenir, grâce aux financements constants du système capitaliste, et que rien ne saurait leur arriver. Ils ne perçoivent sans doute pas les mêmes salaires que les ingénieurs de la Silicon Valley, mais leur vie n’en est pas moins aisée et bien réglée.

Cette école s’est proposé de rompre avec l’idéalisme allemand, mais pas de déconstruire notre civilisation ou notre monde. Vattimo a réagi à ce type d’attitude de très belle manière. D’ailleurs, nous apprenons chaque jour un peu plus que la religion l’emporte sur la philosophie et la dépasse. Les philosophies sont en
effet à peu près mortes ; les idéologies, presque défuntes ; les théories politiques, presque entièrement laminées ; la croyance selon laquelle la science pourrait remplacer la religion, désormais dépassée. Le monde laisse en revanche apparaître un besoin nouveau de reli­gion, sous une forme ou sous une autre. Vattimo en a pris conscience. Toutefois, sa pensée demeure encore un peu trop imprégnée, du moins à mon goût, de cette atmosphère ludique de l’école où il a fait ses débuts et dont il s’est ensuite détaché.

Je crois que la tragédie réapparaît, dans tous les domaines : la politique, l’écologie, la société. Il nous est facile de vivre dans un monde aussi bien organisé que le monde occidental. Mais nous faisons partie des 25 % de privilégiés de la population du globe. Certains problèmes ne sont pas limités à l’intérieur d’une société, mais concernent toute la planète, surtout si nous avons conscience que seul un tiers ou un quart de la population mondiale peut s’approcher des privi­lèges dont nous bénéficions. Si la tragédie est de retour, et que nous commençons à la percevoir comme une tragédie religieuse, alors il reste de l’espoir ; si, au contraire, nous la considérons comme une tragédie grecque, alors c’en est fini.

VATTIMO : J’ai peut-être forcé le trait, tout à l’heure, à propos de Girard ; à présent, c’est lui qui me traite de joueur. Certes, je ne me prends pas aussi au sérieux que d’autres philosophes italiens, et je devrais peut-être me montrer un peu plus solennel. En réalité, je suis bien conscient des maux qui nous menacent. Mais je préfère, il est vrai, voir en eux non pas un signe de la nature humaine, mais bien plutôt celui de la malfai­sance de quelques-uns, de la lutte des classes, de l’auto­ritarisme, etc.

Nous ne pouvons plus, j’en conviens, prendre au sérieux la tragédie grecque, car lorsque CEdipe a tué le malheureux Laïos et épousé Jocaste, il n’était pas conscient de ce qu’il faisait. Comme le diraient les phi­losophes des Lumières, il ne savait pas et tout est de la faute du destin. Mais si tout le monde avait circulé muni d’une carte d’identité portant nom et adresse, on aurait tout de suite résolu le problème. La tragédie grecque souffre, pour ainsi dire, d’un problème d’absence d’état civil !

Je ne suis pas du tout convaincu de vivre dans le meilleur des mondes possibles. Et je pourrais du reste objecter : ce retour de la tragédie vient-il de ce que nous avons été trop joueurs ou trop sérieux ? Sergio Quinzio a écrit des livres terribles, soutenant que le christianisme est un échec parce que nous en sommes arrivés là au bout de deux mille ans de conscience chré­tienne Mais est-ce vraiment la faute des joueurs ou bien celle de la tradition, qui est ce qu’elle est ? Et ne serait-il pas utile, par conséquent, d’adopter une posi­tion un peu moins naturaliste, un peu moins autori­taire, un peu moins limitative, un peu moins métaphysique ? L’esprit pourrait enfin être le mot d’esprit et non pas, au contraire, tout ce discours si pesant. Le paradis ne peut être qu’un jeu. La finalité de notre vie est esthétique et ne peut être éthique. Même si l’éthique, dans l’intervalle, compte beaucoup. r,« intervalle » se réfère au respect des autres plutôt qu’à celui de normes objectives.

Je vois aussi l’itinéraire de la philosophie contempo­raine — des jeux de langage de Wittgenstein à l’idée de l’Être comme événement de Heidegger, à la version très particulière du pragmatisme proposée par Richard Rorty — comme un passage de la veritas à la caritas. Autrement dit, la vérité ne m’importe en rien, à moins de viser un but particulier. Pourquoi étudier la chimie ? Parce qu’elle me permet de produire des choses utiles à moi-même et à mon prochain. Mais en soi, franche­ment, savoir que deux plus deux font quatre ne me rapproche pas de Dieu ; pas plus d’ailleurs que croire que deux plus deux font deux cent vingt. Sinon, tout se réduirait à un manuel de géométrie ! Mais la Bible n’est pas un manuel d’astronomie, ni de cosmologie, pas même de théologie. Même si elle nous parle de « Dieu le père », personne ne se scandalise plus si quelqu’un dit que Dieu est aussi mère, oncle ou parent proche. Pourquoi donc devrions-nous le penser comme un père ?

Je suis moi aussi convaincu, comme le disait Girard, qu’on revient aujourd’hui à la religion parce qu’on a compris que tous les savoirs autrefois considérés comme définitifs se sont avérés dépendants de paradig­mes historiques, de conditionnements de tous ordres : sociaux, politiques, idéologiques, etc. Nous ne pouvons plus dire que si la science ne connaît pas Dieu, alors Dieu n’existe pas. La science ne parvient même pas à établir si dire que je suis amoureux signifie quelque chose ou non. L’essentiel de notre vie, à savoir nos sentiments, nos valeurs, nos espoirs, n’est pas un objet de science.

Je ne suis donc pas du tout scandalisé par le fait que Dieu ne le soit pas non plus ; au contraire, ce serait plutôt une raison supplémentaire de croire en lui. « Seul un Dieu pourra nous sauver », disait Heidegger. Mais quel Dieu ? Celui de la théologie naturelle, des règles fixes, des limites indépassables ? Le juge censé se réjouir quand je serai en Enfer parce que j’ai été un peu cochon ? Vous y croyez vraiment ? Eh bien, si c’est cela, Dieu, gardez-le pour vous ! C’est justement ce Dieu-là que Jésus a voulu démentir lorsqu’il a dit : « Je ne vous considère pas comme des esclaves, mais comme des amis » ou encore « Vous serez avec moi dans mon royaume ».

ANTONELLO : Dans ce processus de « dissolution » des vérités ontologiques, quelle attitude devons-nous adopter envers la tradition historique, à laquelle nous puisons toujours, et qui, en tout état de cause, se carac­térise par une croyance en ces « vérités » ? En outre, sur la base de quelles prémisses théologiques ou morales partagées peut-on construire un dialogue interreli­gieux ? Car il est probable que d’autres traditions pour­raient difficilement accepter le nihilisme philosophique occidental, sans parler de sa déclinaison matérialiste et sécularisée.

VATTIMO : Une dame anglicane m’a dit un jour : « Mais tu te rends compte que nous sommes séparés simplement parce qu’Henri VIII s’est remarié ? Com­ment se peut-il que nous ayons encore de telles lubies ? » Lorsque le pape rencontre le dalaï-lama, craint-il vraiment que ce pauvre homme aille en Enfer parce qu’il n’est pas catholique ? Bergson disait quelque chose d’intéressant, lorsqu’il affirmait l’existence d’une phase mystique des religions ; peut-être y parviendrons-nous. Peut-être pouvons-nous vraiment atteindre cette dimension commune, mais ce qui nous en empêche ressemble au problème qui afflige la gauche italienne : il existe en effet des bureaucraties peu disposées à renoncer à leurs privilèges. Il en va de même dans les Églises. Je n’y vois rien d’autre que des hommes d’appareil, ayant sans doute leurs raisons de penser que les femmes ne peuvent pas devenir prêtres. La charité a-t-elle quelque chose à voir avec une telle interdic­tion ? Non. Et donc ? Ce n’est qu’une question de contexte historique. À l’époque de Jésus, les femmes n’étaient ni avocats ni ingénieurs, mais les apôtres n’étaient pas non plus allemands (ni polonais), et pour­tant ils étaient mariés, pêcheurs, percepteurs des impôts ; or, le pape n’est pas marié et n’a jamais exercé l’activité de pêcheur.

Je veux dire que même d’un point de vue oecu­ménique, il serait utile de se séparer un peu plus des appareils politiques. Lorsque le cardinal Ruini dit que le Crucifié est le symbole de notre nationalité, je le giflerais, si j’étais le Crucifié ! Pensez donc ! Je n’ai pas envie de faire de Jésus un membre de la Ligue du Nord, il n’a rien à voir avec notre nation. Et sans doute rien non plus avec l’identité de l’Europe. Ou plutôt : c’est précisément en tant que chrétien que je crois qu’il ne faut pas faire des « racines chrétiennes » un élément de discorde, un thème de conflit au sein de l’Union européenne. Ou alors mieux vaut ne pas en parler.

Dans les débats, j’ai tendance à exagérer la portée polémique de mes propos, mais je suis convaincu que s’il existe une raison valable de croire en l’éthique, c’est par fidélité envers ceux qui m’ont précédé, ceux qui me suivront, et donc aussi envers l’histoire et la tradi­tion des saints. Je ne peux pas m’en débarrasser, car je n’ai rien d’autre. Ce sont mes instruments de bord, comme les Écritures saintes et les enseignements de l’Église. Ils sont, jamais je ne l’oublie, comme le flam­beau que je dois porter et transmettre à mes succes­seurs. Je ne peux pas la mettre de côté ni l’enterrer, pas plus que mes talents.

Je vois là un bon projet pour le christianisme. Quel projet puis-je en effet avoir dans le monde, si je suis chrétien ? Revendiquer l’autorité de l’Église, les dogmes, ou bien m’efforcer de parvenir à une situation différente, oecuménique, où l’on s’unisse vraiment, où l’on s’aime, y compris en politique ? Je sais que ce n’est pas facile, mais l’autre voie, celle des certitudes abso­lues, nous a donné le monde que nous avons. On peut m’objecter : mais alors, tu liquides toute certitude absolue ? Et comment ! C’est à cause d’elles que nous en sommes arrivés là, à parler de tragédie. Éliminons- les donc, ces vérités !

GIRARD : Vattimo est parfait tel qu’il est et je ne cherche certes pas à le moraliser ni à lui donner des conseils d’aucune sorte. Cependant, même d’un point de vue esthétique, j’ai du mal à accepter sa volonté de ne poser aucune limite, qui, selon moi, va en réalité dans le sens d’un refus de l’éthique, en particulier face à la modernité et à ce dont nos lendemains seront faits. Le refus de l’éthique est un des grands clichés de la modernité et remonte au avine siècle, ou même avant, mais à mon avis, il est aujourd’hui à bout de forces, même dans le domaine esthétique.

Je ne veux contraindre personne à devenir apocalyp­tique et à se couvrir la tête de cendres, mais j’ai des enfants et des petits-enfants et je dois admettre que j’ai peur. J’éprouve la sensation qu’il se passe dans notre monde quelque chose de toujours plus épouvantable.

J’ai commencé à réfléchir au destin du monde en 1945, à l’époque où l’on inventa et où l’on utilisa la bombe atomique. Jusqu’à aujourd’hui, elle n’a pas été aussi destructrice qu’on pouvait le craindre, car elle a joué un rôle de dissuasion. Vers le milieu des années 1950, nous nous sommes rendu compte que les Russes avaient sans doute de nombreux défauts, mais qu’ils ne voulaient pas mourir. Dans le monde actuel, nous voyons au contraire des gens, de plus en plus nom­breux, prêts à mourir pour tuer des innocents qu’ils n’ont jamais vus. Face à ce terrorisme qui a su vaincre même les technologies les plus sophistiquées et les plus efficaces, nous devons prendre conscience que nous vivons dans un monde ouvert à de nouveaux risques, à des possibles effrayants, surtout pour nous, qui appartenons à la partie privilégiée du monde. Tout cela, selon moi, requiert une réflexion de fond, qui me semble absente du débat politique contemporain.

Je voudrais aussi ajouter quelque chose sur la ques­tion de la vérité, soulevée par Vattimo. Je suis religieux, mais pourquoi ? Selon moi, tout se rattache au « dévoi­lement du mécanisme victimaire ». Pour moi, ce « dévoilement » correspond à la Passion. Pourquoi le christianisme insiste-t-il tant sur elle ? Il la décrit comme la mort de notre Sauveur, ce qui est important non seulement du point de vue religieux, mais aussi du point de vue anthropologique, car cela nous ouvre une perspective sur l’autre aspect de la culture humaine. Chaque mythe est en effet une Passion ayant échoué. Non pas en ce sens que la victime n’aurait pas été tuée, mais en ce que la vérité anthropologique de cette mort innocente n’a pas été révélée. La question que pose la Passion est : de quel côté nous situons-nous ? Avec la foule qui accuse Jésus d’être coupable, ou bien de l’autre côté ?

Selon moi, la supériorité de la puissance révélatrice de la Passion par rapport à l’Ancien Testament vient de son plus grand pragmatisme didactique. Non seule­ment elle nous révèle la vérité propre à tous les mythes antérieurs, mais elle nous montre aussi les deux posi­tions en même temps, l’une à côté de l’autre. Et je pense qu’il y a là quelque chose d’extraordinaire. La Passion devient la clef pour comprendre la mythologie. Le mythe adopte toujours le point de vue de la foule, qui désigne la victime et la juge coupable, tandis que dans l’histoire de la Passion, nous percevons aussi l’autre point de vue, celui de la victime innocente. La question est alors, pour revenir à ce qu’affirmait Vat­timo : tout cela est-il vrai ou faux ? Si cela est vrai, il s’agit d’une vérité évidente, manifeste. C’est surtout en ces termes que je parle de « vérité ».

Certains disent que je mêle la religion à la science. Ce n’est pas vrai. Je dis que tout tient dans le raisonne­ment suivant. Le christianisme est-il vraiment l’autre face de la mythologie ? Le christianisme est-il la vérité de toute mythologie ? Toute ma réflexion tourne autour de la question de savoir si le christianisme ne serait pas ce qui nous révèle l’autre aspect, l’aspect caché des mythes. Et je ne veux pas dire par là qu’il nous livrerait la vérité sur Dieu du point de vue scienti­fique, mais qu’il nous dit une vérité sur les mythes et sur toute la culture humaine. Il s’agit de ce que les logiciens appellent le common knowledge, le sens com­mun. Et je crois que nous allons vers un futur où ce common knowledge sera de mieux en mieux accepté comme une partie de notre connaissance commune, et que nous vivrons dans un monde qui sera et apparaîtra aussi chrétien qu’il nous semble aujourd’hui scienti­fique. Je crois que nous sommes à la veille d’une révo­lution de notre culture qui dépassera tout ce que l’on peut imaginer, et que le monde se dirige vers un chan­gement en comparaison duquel la Renaissance nous semblera insignifiante. Et il s’agit naturellement, du moins à mon avis, d’une perspective fascinante.

VATTIMO : Ce que Girard vient de dire me paraît significatif et surprenant. En un certain sens, il me semble être devenu plus optimiste que moi. Je crois qu’il reconnaît dans la modernité un germe chrétien que le christianisme officiel n’a pas voulu reconnaître. Ainsi, la Révolution française m’apparaît plus chré­tienne que les sanfédistes. De ce point de vue, je crois moi aussi que le christianisme a développé, au sein de la civilisation occidentale, une activité qui va de pair avec la sécularisation, la découverte des libertés poli­tiques, et ainsi de suite. Prenons l’exemple de la globa­lisation de l’information : nous voyons des tragédies comme celle du Rwanda, et nous en restons pétrifiés ; nous ne nous en préoccupons pas, car de toute façon, nous sommes confortablement assis à table. Cela est en partie vrai, mais je suis aussi convaincu qu’un peu d’humanitarisme moyen s’est diffusé dans le monde. Le volontarisme existe en Italie et dans de nombreuses autres parties du globe, de même que les adoptions à distance. Je ne suis pas convaincu que la culture occi­dentale et chrétienne soit pire que les autres.

Certes, le futur m’effraie moi aussi, mais plus pour des raisons écologiques que pour des questions de bien et de mal. Il n’est pas naturel que le monde prenne fin, de même qu’il n’est pas naturel que 15 % de l’huma­nité consomme 85 % de ses ressources. Réussirons-nous, en découvrant la vérité des mécanismes victimaires, à devenir une civilisation qui ne se contente pas de défendre ses propres privilèges ? Je suis d’accord avec ce que dit Girard, mais je voudrais souli­gner aussi l’importance de ce qu’il ne dit pas. Par exemple, penser que puisse se diffuser une conscience générale de la vérité du mécanisme victimaire a-t-il vraiment beaucoup de sens ? Ne vaudrait-il pas mieux, au contraire, qu’en attendant, les cultures d’origine chrétienne découvrent davantage le noyau du christia­nisme, plutôt que de le concevoir comme une explica­tion de ce que la nature humaine est ce qu’elle est ? Car sinon, au point où nous en sommes, armons-nous et défendons-nous. Que faire en cas d’attaque ? Réciter des sermons ? Non, mais on peut se mettre à changer la politique, à changer les structures politiques de manière à réduire la violence. Je suis d’accord avec Girard pour dire qu’à l’origine de l’Histoire, il y a des actes de violence. Je ne suis en revanche pas tellement convaincu que la violence s’identifie à la mise à mort, car je suis par exemple favorable à l’euthanasie. La vio­lence est plutôt une contrainte exercée sur l’autre et sur sa liberté. Si quelqu’un veut se jeter par la fenêtre, je l’attrape, je l’attache pendant quelques jours, je lui fais quelques caresses, je lui parle pendant des semaines. Si, après ce traitement, il veut toujours se jeter par la fenêtre, je dois le laisser faire, car sa liberté est plus importante que sa vitalité immédiate et que sa survie. Il serait intéressant de discuter là-dessus : l’autoritarisme consistant à dire : « Tu dois penser ainsi, un point c’est tout » n’est-il pas une forme de violence ? Et le chris­tianisme, un acte d’amour plutôt que la révélation d’une vérité ? Même laisser quelqu’un, à un moment donné, se jeter par la fenêtre peut être un acte d’amour ! Sinon, je devrais l’enfermer dans une por­cherie, comme l’a fait Muccioli ‘ avec un de ses dro­gués, qu’il a laissé mourir « pour son bien ». Il y a, à l’origine de l’Histoire, une violence qui est l’autorita­risme, le non-respect de l’autre au même titre que moi, l’absence d’amour pour lui. L’origine du mal se situe
là. À ce jour, je ne sais pas si le péché originel existe, mais je crois que tout le monde doit réduire la violence plutôt que la reconnaître. Sur ce point, Girard l’anthro­pologue l’emporte sur le Girard politico-chrétien, en ce sens que, selon lui, lorsque cette connaissance de la vérité anthropologique deviendra du sens commun, comme celui de la science, alors nous vivrons dans un monde plus juste et moins violent. À ce propos, ma critique profonde de la science est claire, car pour moi, elle est liée à la technologie, qui n’est autre que l’appli­cation forcée d’un ordre rationnel au monde (je crois que Girard, à en juger par ses propos, peut être d’accord avec moi là-dessus). Je continue donc à ne pas souscrire à son analyse sur ce point. Je n’ai pas changé d’avis et je crains de ne pas avoir convaincu Girard.

GIRARD : Personnellement, je suis d’accord avec Vat­timo lorsqu’il dit que le christianisme est une révéla­tion de l’amour, mais je n’exclus pas qu’il soit aussi une révélation de vérité. Car dans le christianisme, vérité et amour coïncident et sont la même chose. Je pense que nous devons prendre très au sérieux ce concept de l’amour, qui, dans le christianisme, est la réhabilitation de la victime accusée à tort, la vérité même, la vérité anthropologique et la vérité chrétienne. Et je pense que cette vérité anthropologique peut donner au christia­nisme l’anthropologie qu’il mérite. Car traditionnelle­ment, la théologie chrétienne, juste en elle-même, s’est fondée sur une anthropologie « erronée » : l’anthropo­logie grecque, une anthropologie païenne, qui ne voit pas la responsabilité de l’homme en tant qu’être violent. Je crois, au contraire, qu’il convient de donner enfin à la théologie chrétienne l’anthropologie dont elle est digne.

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